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Chaîne ; en passant de Marivaux à M. Scribe, elle ne se trouvera pas trop dépaysée. Célimène et Henriette sont trop simplement connues poux s’arranger de sa démarche, de son regard et de sa voix, car on peut dire d’elle, sans vouloir faire une épigramme, qu’elle est naturellement maniérée. Ni la franchise du bon sens, ni l’explosion de la passion ne sont faites pour ses lèvres. Sa moue d’enfant gâté, ses chuchotemens, ses inflexions caressantes ne se prêtent pas à la tâche qu’elle vient d’entreprendre. Sans doute elle n’égalera jamais Mlle Mars : elle pourra cependant recueillir quelques parties de son héritage ; mais elle aurait grand tort de lutter avec la Ristori, avec le souvenir de Mme Dorval et de miss Smithson. Si elle n’a pas été dramatique dans la Joconde, ce n’est pas la faute de son rôle, c’est la faute de son talent, qu’elle essaie en vain de dénaturer. Fût-elle chargée de jouer Desdemone ou Juliette, Ophélie ou Cordélia, malgré la finesse de son esprit, ou plutôt, en raison même de sa finesse, elle ne pourrait manquer d’échouer. Pourquoi faire violence à ses habitudes ? Élégante et gracieuse quand elle reste dans son domaine, elle finirait par ne rien faire avec grâce, si elle oubliait le conseil de La Fontaine. En possession de la faveur publique, elle peut demander, commander des rôles : si les intérêts de la littérature ne s’accordent pas de cet usage, on lui pardonner à volontiers de le mettre à profit ; mais qu’elle ne s’abuse pas sur la valeur des applaudissemens qu’elle vient d’obtenir ; qu’elle renonce au drame et se contente de la comédie. Les larmes ne lui vont pas, qu’elle n’essaie plus de pleurer. Qu’elle sourie, puisqu’elle sait sourire, et le public lui saura gré de sa modestie. Spirituelle sans effort, elle n’exprimera jamais la passion.

Les pièces dont je viens d’indiquer sommairement les qualités et les défauts m’amènent à poser une question générale. — Quelles sont les sources naturelles et légitimes de la poésie dramatique ? On me dira peut-être que la Czarine et le Gâteau des Reines, les Jeunes Gens et Par droit de conquête, n’ont pas la prétention de renouveler la face de l’art dramatique. Je suis très disposé à le croire. M. Scribe, en écrivant la Czarine, n’a pas voulu opérer une révolution au théâtre ; il a suivi modestement, les erremens de toute sa vie. Il a offert au public pour la centième fois ce qui lui avait réussi quatre-vingt-dix-neuf fois. M. Gozlan, esprit laborieux, passionné pour le succès, n’a pas non plus songé, en écrivant le Gâteau des Reines, à solliciter l’attention publique pour une donnée nouvelle, développée suivant une méthode inattendue. Comme il sait que le plus sûr moyen de réussir au théâtre est de ne pas imposer à l’auditoire de trop grands efforts d’intelligence, il a remis en scène Mme de Prie, qui avait plu dans Mademoiselle de Belle-Isle. Il a repris, en le modifiant très légèrement, l’épisode des billets brûlés,