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n’invente rien, je parle très sérieusement, ou du moins j’essaie de rappeler sans rire des pensées qui ne sont pas sérieuses. La souveraineté, la sainteté de la fantaisie, sont aujourd’hui en possession de la scène. Tout le monde, il est vrai, n’accepte pas les yeux fermés ce dogme nouveau ; mais on ne peut le railler sans s’exposer aux plus dures invectives. Se moquer de la fantaisie ou seulement vouloir limiter ses droits, définir ses prérogatives, c’est prendre rang parmi les esprits mesquins qui ne rêvent rien au-delà d’un bon feu, d’une excellente paire de pantoufles et d’une robe de chambre ouatée. C’est se délivrer à soi-même un brevet de niaiserie, et comment réclamer contre un si terrible arrêt ? Calomnier la fantaisie est un crime si grave, qu’il faut baisser la tête et se réfugier dans le silence et le repentir. Malheur à qui ne choisit pas ce dernier parti ! car son nom sera maudit par tous les adorateurs de la muse nouvelle. Je n’aurai donc pas le droit de me plaindre si l’anathème vient me frapper. J’ose contester les privilèges illimités qu’on voudrait attribuer à la fantaisie ; j’ose croire et j’ose dire que, pour faire preuve d’intelligence poétique, il n’est pas absolument indispensable de renier le bon sens : c’est une faute grave, je ne l’ignore pas, et je me résigne d’avance à toutes les sentences qui seront fulminées contre moi, si toutefois les esprits supérieurs prennent encore quelque souci des esprits mesquins et prosaïques.

La Grèce, la France et l’Angleterre ont produit trois hommes d’un génie rare qui s’appellent Aristophane, Rabelais et Shakspeare. Ces trois hommes savaient ce que vaut la fantaisie, mais ne s’abusaient pas sur l’étendue de ses privilèges. Ni les Guêpes, ni Pantagruel, ni le Songe d’une nuit d’été ne sauraient se comparer aux œuvres enfantées chez nous par la fantaisie. Aristophane, Rabelais et Shakspeare partent du bon sens pour s’élever jusqu’à l’invention, jusqu’à la raillerie la plus hardie. On me dira peut-être qu’ils ont suivi un procédé vulgaire, qu’ils n’ont pas compris la toute-puissance de la fantaisie : je le veux bien, mais on avouera du moins qu’ils ont tiré bon parti de leur ignorance. Ce qui enchantait la Grèce, la France et l’Angleterre, ce qui enchante encore aujourd’hui un si grand nombre d’esprits, ne se retrouve pas dans les œuvres nouvelles qui prétendent avoir élargi le domaine de la fantaisie : je veux parler de l’alliance du bon sens et du caprice. Si les poètes de notre temps étaient un peu plus modestes, en voyant l’admiration des penseurs demeurer fidèle aux Guêpes, à Pantagruel, au Songe d’une nuit d’été, ils douteraient de l’excellence de leurs principes ; mais la modestie est le moindre de leurs défauts. Ils sont contens d’eux-mêmes et prennent en pitié tous les conseils. La bienveillance du langage ne désarme pas leur colère. Aussi n’ai-je pas conçu l’espérance de les convertir à ma pensée. Les trois argumens que j’ai