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partie de cette étude, où l’on essaiera de préciser la situation faite aujourd’hui à l’Europe et à la Russie même par l’application persistante du système des tsars.

Pierre Ier avait eu, on le sait, un précurseur, Ivan IV. Il y a une analogie singulière entre ces deux hommes, chez qui les passions barbares et les grandes qualités politiques se prêtent un mutuel appui. Les vues de Pierre, comme celles d’Ivan, dépassaient les frontières de l’empire, et si l’Europe n’était à ses yeux dans le présent qu’une école de civilisation pour son pays, dans l’avenir elle lui apparaissait comme un théâtre pour ses conquêtes. En fondant Saint-Pétersbourg (1707), il appelait l’Europe à lui par le commerce, mais il s’annonçait aussi à elle comme conquérant. Par une espèce d’intuition, Ivan IV avait déblayé le terrain et préparé les voies à l’établissement colossal dont Pierre Ier traçait le plan et posait les bases. Le danger pour l’Europe avait été créé par Ivan ; Pierre en formula la menace : ses successeurs, faibles ou forts, eurent à continuer l’œuvre.

Qu’on écoute un moment Pierre, lui-même. En 1714, il venait de vaincre les Suédois en Finlande et sur la Baltique ; il avait pris les îles d’Aland. On le vit faire une entrée triomphale à Saint-Pétersbourg et réunir autour de lui les délégués des diverses classes de son empire. « Mes frères, leur dit-il avec une joie orgueilleuse, qui de vous il y a trente ans eût pensé que vous construiriez un jour avec moi des vaisseaux sur la Baltique, que nous élèverions une ville dans cette contrée conquise par nos travaux et notre valeur, et qu’il naîtrait du sang russe tant de combattans victorieux, d’habiles navigateurs ? Qui eût pensé que nous inspirerions tant de respect aux puissances étrangères, que tant de gloire enfin nous était réservée ? Nous voyons dans l’histoire que les sciences choisirent autrefois la Grèce pour asile, que, chassées de ces belles contrées par les révolutions des âges, elles se répandirent dans l’Italie, et de là dans toutes les contrées de l’Europe. Par la négligence de nos ancêtres, elles s’arrêtèrent en Pologne, et ne purent parvenir jusqu’à nous. Les Allemands et les Polonais ont été plongés dans ces mêmes ténèbres d’ignorance où nous avons langui jusqu’à ces derniers temps. C’est par les soins de leurs souverains que leurs yeux se sont ouverts : ils ont hérité des sciences et des arts de la Grèce. Enfin notre tour est venu, si vous me secondez dans mes entreprises et si vous joignez les travaux à l’obéissance. »

Travailler et obéir, voilà ce que Pierre Ier demandait à ses sujets, en leur promettant pour récompense l’héritage de la Grèce et de Rome. On peut citer à côté de ces paroles l’acte singulier qu’on a appelé son testament, et qui, si même on lui refuse une valeur authentique, doit être accepté comme une fidèle expression de la pensée impériale.