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d’existence et de développement au dehors. On sait comment il a rempli les unes ; il faut se demander s’il peut remplir les autres. Puisque nous parlons de guerre et de conquête, c’est de force matérielle qu’il s’agit, et c’est à ce seul point de vue que nous examinerons un moment l’état de la Russie, comparé à celui des autres pays de l’Europe.

La Russie possède incontestablement un puissant système militaire, mais les informateurs les plus dignes de foi ont constamment et notablement varié sur le chiffre qu’ils attribuaient à l’armée russe et aux dépenses qu’elle entraînait annuellement. Un publiciste accrédité[1] assurait, il y a plusieurs mois, que l’armés russe, déjà forte de huit à neuf cent mille hommes, serait prochainement portée à douze cent cinquante mille, et que la dépense, étant en moyenne de 400 francs par homme et par an, s’élèverait ainsi à 500 millions de francs après cet accroissement. Il n’a pas dit si ce chiffre comprenait la solde du haut état-major, les frais du matériel et le surcroît des charges provenant de l’état de guerre. Néanmoins ces données ont une sorte de valeur officielle, et il faut reconnaître qu’elles diffèrent essentiellement de ce que le public croyait jusqu’à ce jour savoir sur ce point. On s’en convaincra par les indications recueillies antérieurement à celles du publiciste russe. En 1820, Busse, dans son Journal historique et politique de la Russie, portait le chiffre de cette armée, sur le pied de paix, à un million trente-neuf mille cent dix-sept hommes, y compris l’armée polonaise pour cinquante mille hommes. Hassel, dans ses Tables statistiques publiées à Weimar en 1826, se bornait à reproduire ces chiffres. L’auteur des Élémens de statistique et de la science d’état[2], le président Malchus, indiquait pour le pied de paix six cent dix mille hommes seulement, et pour le pied de guerre un million huit cent mille hommes. La différence entre les données extrêmes de ces calculs est considérable ; elle va jusqu’à quatre cent vingt-six mille hommes. On n’était pas mieux d’accord sur les dépenses de cette armée, et tandis que Hassel les évaluait à 22,500,000 fl. (monnaie de convention), soit par homme une dépense moyenne annuelle de 59 francs 15 centimes, ou une dépense quotidienne de 16 centimes, l’empereur Nicolas accusait même un chiffre inférieur, lorsqu’on présentant sur la place du Kremlin au duc de Raguse, le jour de son couronnement, un grenadier de sa garde armé de pied en cap, il lui disait à voix haute : Cela me coûte 15 centimes par jour ! Le maréchal ne répondit pas, mais sur sa mobile et intelligente physionomie on put lire plus d’étonnement peut-être que

  1. M. Tegnborski.
  2. Statistik und Staatenkunde, ouvrage publié à Stuttgart en 1826.