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du débit de la liqueur fatale, ou des progrès du vice parmi le peuple. Il ne conviendrait donc pas plus à l’une qu’à l’autre des parties contractantes d’élever le prix de l’eau-de-vie, car le renchérissement tendrait à en restreindre la consommation. Le but commun est d’accroître les profits respectifs par l’extension du débit, et, pour employer une expression vulgaire, de se rattraper sur la quantité. Aussi le gouvernement ne refuse-t-il jamais son concours aux compagnies fermières qui lui demandent de leur faciliter un accroissement de revenu. Autrefois le nombre des kabaks ou débits d’eau-de-vie était l’unité dans chaque village, dans chaque quartier de ville, en vue de restreindre l’ivrognerie. À la demande des compagnies, ce nombre a été accru successivement, et aujourd’hui il est illimité. Par mesure d’ordre, les kabaks étaient jadis fermés à dix heures du soir ; sous la même influence, la fermeture a été reculée jusqu’à onze heures, puis jusqu’à minuit, puis enfin on a toléré qu’ils restassent ouverts toute la nuit. Dans les fêtes publiques ou votives, dans les rassemblemens champêtres, la ferme de l’eau-de-vie a été de tout temps autorisée à établir sous une vaste tente un débit éphémère, à l’usage des mougiks, et ces tentes se multiplient aujourd’hui à ici point que nul ne peut échapper à la tentation, C’est en pleine paix que tous ces développemens ont été donnés à un coupable trafic, dont les funestes effets ne peuvent être ignorés du gouvernement[1].

Maintenant qu’on connaît la situation du peuple russe envisagé comme matière imposable, nous n’aurons pas à développer beaucoup la conclusion que l’on peut en tirer. On peut l’exprimer en trois points. — Il n’y a pas de comparaison possible entre les ressources de la matière imposable des pays libres et celles de la même matière dans un pays qui ne l’est pas. — Lorsqu’un impôt est immoral de sa nature et par ses effets, un accroissement de produit, fût-il de 40 pour 100 en quatorze ans, n’en est que plus déplorable. — Enfin les ressources de l’impôt sont en ce~moment bien près d’être taries pour la Russie, aussi bien que celles de l’emprunt et de la dette flottante.

Telles sont les impossibilités que rencontre le système autocratique,

  1. Ils le sont si peu, que la police s’est mise en mesure d’y parer ; mais le remède n’est pas moins hideux que le mal. Dans les fêtes champêtres qui ont lien dans la belle saison autour des grandes villes, la police fait creuser à portée de la principale tente de l’eau-de-vie une vaste fosse, profonde de un à deux mètres. Quand vient le soir, les mougiks, abreuvés d’eau-de-vie jusqu’à leur dernier kopeck, tombent par centaines le long de la route. La police arrive alors, et des Cosaques, saisissant ces malheureux par la nuque ou par les jambes, les jettent pêle-mêle dans la fosse destinée à leur servir de gîte nocturne. Le lendemain, la police revient sur les lieux, des coups de bâton réveillent les dormeurs, font marcher les retardataires. Quelquefois aussi, au milieu de ces corps entassés, on trouve des cadavres ; alors on les enterre !