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établissement militaire. Tels sont les deux faits incontestables qui résultent de la surabondance des céréales en Russie[1].

Qu’on suppose ce développement illimité de production alimentaire se continuant jusqu’à la fin du siècle. La population russe, qui sous l’influence de cette production a presque doublé en cinquante ans, aura, si la même loi de progression ne cesse pas de s’appliquer, atteint le chiffre de 130 millions. Une telle perspective est d’autant plus redoutable, que les accroissemens de population dans le reste de l’Europe paraissent plutôt tendre à se ralentir, soit en raison de causes naturelles, soit par le développement des émigrations. Il y a là un danger très réel, s’il n’est pas imminent, et puisqu’une grande guerre se poursuit en ce moment pour assurer l’établissement d’un meilleur ordre européen, l’idée de ce danger devra être présente à ceux qui stipuleront les conditions de la paix future.

Serait-il possible d’imposer à l’empereur de Russie ou à ses successeurs l’obligation absolue de permettre la libre exportation des céréales, lorsque, dans une notable partie de l’Europe, le commerce des grains est encore soumis à diverses restrictions ? Une telle prétention ne peut guère être soutenue.

Peut-on soustraire à la domination de la Russie les territoires d’où dépend surtout sa force productive ? Peut-on modifier du moins les liens qui les rattachent à cet empire et en font un instrument dangereux d’un pouvoir dont l’Europe connaît aujourd’hui les plans ? C’est envisagée ainsi que la question économique soulevée par la puissance agricole de la Russie se transforme en question politique, car les territoires dont il s’agit sont en grande partie ceux de la Pologne.

Aujourd’hui province russe, l’ancienne Pologne fournit la plupart des excédans de récolte au moyen desquels nous comblons le déficit de nos disettes périodiques. C’est en Pologne, bien plus qu’en Russie, que la production alimentaire surabonde et peut être livrée en grandes masses à l’étranger. Les blés importés d’Odessa et de Riga sont connus dans nos ports sous le nom de Blés de Pologne. Quant aux blés russes proprement dits, provenant de la mer d’Azof

  1. Aux États-Unis, nous le savons, la production alimentaire est aussi supérieure au mouvement de la population ; mais de la part d’une nation qui se gouverne elle-même, on n’a guère à redouter des prohibitions hostiles toutes les fois que des prix élevés appelleront ses grains en Europe. Néanmoins on ne peut attendre de ce côté ni immédiatement, ni dans des temps très prochains, des excédans assez considérables pour remplir, en cas de disette, le vide que produirait sur nos marchés l’absence des envois de grains de la Mer-Noire et de la Baltique. La population américaine se livre en effet moins exclusivement aux travaux agricoles que la population russe ; les cultures tropicales font concurrence sur son territoire aux cultures de céréales, et il ne faut pas oublier que les États-Unis ont à approvisionner d’autres contrées que l’Europe, notamment l’Amérique du Sud.