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ambitions, de ses espérances. Il lui faisait lire ses lettres confidentielles, et quand quelque nouvelle importante arrivait de Paris, Lucien en avait la primeur. Mazamet, qui était très bien servi dans les ministères, fut averti quinze jours avant toutes les autorités que les projets de dissolution de la chambre étaient tout à fait abandonnés, et que les élections étaient ajournées indéfiniment. — Et que comptez-vous faire ? lui dit Lucien. — Nous partirons pour Paris, répondit Mazamet, dans huit jours au plus tard, et je vous avoue que sans vous consulter je vous ai déjà retenu un logement tout près du mien. C’est une affaire finie, vous êtes des nôtres, la lettre est partie depuis une heure. Vous le voyez, je dispose de vous comme si vous étiez déjà mon chef de cabinet. Laissez-moi tout régler avec l’oncle Tirart, je me charge de faire voter votre liste civile.

Le futur ministre raconta alors à Lucien qu’il était tout à fait décidé à acheter une charge à la cour de cassation, que la province l’ennuyait, qu’il n’y avait rien à faire avant quelques années, enfin qu’il acceptait une candidature d’opinion mixte avec une majorité toute faite qu’on lui offrait dans le Calvados. — Maintenant parlons de choses sérieuses, reprit-il en riant. Que ferons-nous de Félise ? Ne croyez-vous pas qu’elle soit d’âge à se marier ? Il serait temps d’établir cette enfant. Je puis mourir d’un jour à l’autre ; je suis vieux, de peu de santé, et je ne veux pas la laisser exposée à tous les hasards. N’est-ce pas très sage de ma part, que vous en semble ?

Sur cette question directe, Lucien fut en quelque sorte étourdi. Il était très épris de la beauté de Félise, mais toute idée de mariage l’effrayait, et dans sa surprise il cherchait à gagner du temps pour s’en tirer le plus galamment possible, sans rien brusquer.

— Je voudrais hâter ce mariage, reprit l’avocat ; je suis disposé aux plus grands sacrifices. Notre Félise aura par son contrat les Rétables. Vous pensez bien, mon bon, que je ne puis pas donner cette enfant au premier venu. Il me faut un homme dont je sois très sûr ; je le choisirai entre mille, je prendrai mon meilleur ami.

Et en parlant ainsi il se rapprochait de Lucien, il lui serrait amicalement les mains.

— Vous êtes vraiment trop aimable, dit Lucien, et je ne sais comment…

— Oui, vous avez raison, il faut brusquer ce mariage, continua l’avocat, j’ai pris une dispense de bans, je veux que la noce se fasse à Paris, loin de tous ces bruits de province. Qu’on en pense ce qu’on voudra, vous êtes pour moi, vous m’approuvez ; c’est dit, j’épouse Félise.

— Vous ? dit Lucien avec un mouvement dont il ne fut pas maître, et toute la colère qui fermentait en lui passa dans sa voix. Ce