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cœur porté à l’amitié. Espérit s’attachait vivement à cette amitié qui ne le trahissait pas. Cette vie de l’esprit qu’il avait cherchée avec tant d’avidité dans le commerce de Lucien, il la recevait de Marcel pleine et franche, sans surprises, sans illusions, sans artifices. Marcel ne cherchait à lui imposer ni ses propres idées, ni ses impressions, ni ses méthodes ; il l’aidait, mais sans tyrannie. Il lui offrait vraiment la fraternité. Il ne s’efforçait jamais de l’entraîner trop loin, de lui faire violence, attendant que l’heure fui venue pour lui présenter les vérités dans leur ordre, dans leur vraie mesure, en rapport avec les besoins de son âme. Il répondait à tous ses désirs, à toutes ses curiosités, et sans les surexciter en rien. Il l’aidait de toutes ses forces, mais sans lui faire son travail, et loin de le dispenser de l’effort, de la douloureuse recherche, il suscitait en lui des énergies, il provoquait les œuvres vives, il l’appelait à la liberté.

Ces entretiens si francs et si sincères s’engageaient, se laissaient, se reprenaient à tout propos, sous mille formes. Tout leur était occasion de sympathies, d’échanges, de travail commun. Ils vivaient en union. À demi-mot ils s’entendaient, se devinaient, tour à tour silencieux ou très parleurs, et toujours prêts l’un pour l’autre. Bien plus souvent, il faut le dire, c’étaient de grands discours, car l’ami Espérit était un vrai batteur de buissons, et d’habitude les longues causeries se poursuivaient encore quand ils venaient s’asseoir tous deux, à la veillée, auprès de leur mère la Damiane.

De son côté cependant, M. Cazalis avait en moins d’un mois mené à bonne fin ses projets les plus hardis. Il avait monté sa maison civile et militaire ; il était maître absolu, et personne n’osait le contredire ; il disait : Je veux ! sans qu’on lui répondît avec emportement : Le roi dit nous voulons. Il allait et venait à sa guise, à la pluie, au soleil, au brouillard ; il mangeait à sa fantaisie. La chambre bleue était plafonnée ; une girouette féodale grinçait et tournait aux quatre vents sur le toit pointu d’un pignon transformé en belvédère ; les platanes de la terrasse étaient taillés, et M. Cazalis n’avait qu’à lever la tête pour voir du fond de son lit la calotte du petit clocher de Seyanne, les remparts démantelés et les maisons blanches groupées tout autour s’étageant en amphithéâtre. Le soir il s’égayait à regarder le four des Sendric flambant au milieu de ces ruines.

Il avait ouvert quatre fenêtres murées et muré quatre fenêtres ouvertes ; il avait changé le champ d’asperges en champ de melons, et la melonnière en semis d’asperges. De la cave au grenier, la Pioline était tenue comme une frégate, lavée, brossée, cirée, mise en couleur, et tout le service se faisait au bruit du tambour. Enfin la Zounet était réduite au silence. L’ordre régnait à la Pioline.

Mais on se lasse de tout, même du tambour. M. Cazalis avait