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ses apprenties à la Pioline, et, quand tout fut prêt, on partit pour Saint-Pierre. Le lieutenant voulut être du voyage. Il avait beaucoup plu, et la rivière de Mèdes, qu’on sautait le matin à pieds joints, aurait pu porter bateau. La route directe qui mène de la Pioline à Saint-Pierre étant effondrée, on passa par Lamanosc. À cent pas du château des Safïras, le Garri s’abattit et se blessa. Espérit sortit de sa tuilerie, dégagea le petit cheval corse, et la Cadette fut attachée en arbalète en avant des mules. Espérit sauta sur le siège.

Au retour, dans l’après-midi, on passa devant Seyanne. La tante était très contrariée ; mais il n’y avait pas de raison à donner pour rebrousser chemin, car on était en vue du village. Mlle  Blandine se retourna du côté de sa nièce sous prétexte de causeries, de coiffes à arranger, mais en réalité pour lui dérober la vue. Au tournant du rempart, la Cadette, qui connaissait à fond le pays, refusa de descendre la calcule, qui est très rude, et, tournant brusquement de côté, elle enfila droit sous la porte de la ville. On n’était qu’à deux ou trois cents pas de la boulangerie ; la Cadette, qui flairait l’écurie des Sendric, courait comme le vent ; les mules suivaient gaiement ; en quelques secondes, on allait se trouver sur la place. — Mais arrête-la donc, arrête ! cria la tante, et tourne à droite.

Espérit tira les rênes, mais sans grande vigueur ; la Cadette résista.

— Et le fouet, et le fouet ! Fouette-la donc, grand benêt, fouette à tour de bras !

— La Cadette n’a jamais été battue, répondit Espérit.

Le lieutenant riait des colères et des dépits de sa sœur. Du bout de la place, Damianet arrivait en courant ; il se jeta à la bride de la Cadette et conduisit bruyamment la carriole dans la cour.

La Damiane était sous le portail ; elle avança une chaise à la tante pour descendre de voiture, le lieutenant lui offrit son bras, et l’on entra à la cuisine. On touchait aux premières gelées. Le lieutenant, qui avait grand froid, alla s’installer à l’angle de la grande cheminée, à la flambée des genêts. La frileuse demoiselle Blandine se tint éloignée du feu pour mieux garder son quant à soi. En entrant, elle s’était tracé un plan de conduite pour tenir la Damiane à distance sans la blesser. En garde contre la familiarité provençale, elle avait même préparé un petit discours pour expliquer son arrivée comme un hasard de voyage, en lui enlevant tout caractère de visite ; mais elle fut complètement déroutée par la simplicité de la Damiane. La Sendrique reçut ses hôtes avec une cordialité si aimable, sans empressement banal, avec tant d’aisance, de dignité, elle leur parlait avec un tel tact, une telle mesure, que l’embarras de la tante s’en accrut. Comme ménagère, tante Blandine ne put s’empêcher