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tous ses souvenirs d’enfance eussent été là. Damianet, qui s’était pendu à sa robe, lui bourrait les poches de noisettes et d’amandes ; il la tutoyait déjà et ne voulait plus la quitter.

On se rendit de là chez la tante Laurence. Depuis quelques mois, la tante Laurence n’habitait plus la boulangerie ; elle avait voulu à tout prix un logement à elle, isolé, pour jouir de sa liberté, disait-elle. On lui avait construit une maisonnette tout au bout de la cour, à côté du portail, avec deux portes-fenêtres donnant sur la cour et sur la rue. Par la fenêtre de la rue, elle voyait venir de loin les promeneurs ; parcelle de la cour, elle guettait les chalands qui sortaient de la boutique, et pour les arrêter au passage, visiteurs ou promeneurs, elle n’avait qu’à allonger sa quenouille en travers de la fenêtre. De toutes façons, elle avait ainsi la primeur des nouvelles du jour, la fine fleur des commérages du matin. En échange, elle racontait aux passans les nouvelles de la maison, ainsi que toutes les histoires du temps d’autrefois, la guerre des Allobroges, la bataille de Sarrians, la prise d’Avignon par Cartaux, le siège de L’Isle et de Carpentras, toute la révolution, et la généalogie des Sendric, fourniers de père en fils depuis des siècles.

— Comment, déjà ici ! dit la tante surprise au milieu de sa toilette. Vous, mademoiselle Sabine ! on aurait dû m’avertir plus tôt. Jour du ciel ! et la chambre qui n’est pas faite ! Ce n’est pas toujours dans ce désordre, croyez-moi. Mon Dieu ! comme je suis adoubée ! Je ne suis pas riche, mon enfant, et je ne suis pas pour les robes à taille, je ne m’y mettrai jamais ; mais si vous m’aviez prévenue, vous ne me trouveriez pas dans ce costume : j’en ai honte. Quoique bien pauvre, j’ai encore du beau linge que j’ai filé moi-même. On dit qu’aujourd’hui les demoiselles ne quenouillent plus ; votre grand’mère était la première fileuse du pays au temps passé. Pour la peste, quand toutes nos communes envoyaient des charretées de linge aux Avignonnais, dans les tas on reconnaissait les toiles des Cazalis pour leur beauté. Votre grand’mère était bien entendue au ménage. Vous avez ses yeux, mais je crois que vous êtes un peu plus grande. Vous regardez cette tasse d’argent, croiriez-vous que c’est Marcel qui me l’a apportée pour ma quenouille ! Dieu sait ce qu’elle lui a coûté ; tout est si cher aujourd’hui ! Allez, je ne m’en suis pas servie : la salive vaut mieux que l’eau pour le fil, et depuis Adam nos grand’mères ont tourné le fuseau à l’ancienne, sans devenir poitrinaires. Veux-tu que je te le dise, la Damiane ? tout ça, c’est des histoires des médecins ; aujourd’hui on ne sait plus qu’inventer. Pourquoi, Seigneur, suis-je si pauvre ? J’ai beau travailler nuit et jour, je lui laisserai bien peu à cet enfant. Et quand il lui viendra une famille, comment fera-t-il ? Tout augmente, tout devient hors de