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moindre crainte, en ordonnant à sa petite fille de n’avoir point, peur. M. Oxenham et elle se connaissaient depuis longues années. L’énigme était résolue maintenant ; c’était pour elle que l’aventurier avait entrepris son dernier voyage. Les matelots demandèrent à partir, mais M ; Oxenham n’en avait pas le courage ; il se livrait au plaisir d’aimer au milieu de cette belle nature, et ne se montrait nullement pressé de transporter son trésor sous le pâle soleil de la tiède Angleterre. Tout l’enchaînait, la violence et les enchantemens de la passion, qui ne veut aucune solution de continuité et qui épuise sans prendre haleine, lorsqu’une fois elle l’a commencée, la coupe entière de la vie, — les paysages chéris et connus, pleins de récens souvenirs de bonheur, les arômes enivrans et les irrésistibles influences d’une terre vierge, et aussi, mais moins puissamment qu’autrefois, l’amour de l’or et le désir du gain. Salvation Yeo entendait souvent leurs conversations amoureuses, et les rapporta naïvement à sir Richard Grenvil. C’étaient des concetti galans à l’italienne, des élans passionnés à l’espagnole, des épithètes violemment tendres à l’anglaise. Tous deux riaient avec mépris, et de la manière la moins charitable, d’un certain personnage inconnu qu’ils nommaient le vieux singe de Panama. Tous deux accablaient de caresses la petite fille, qui paraissait les intéresser directement l’un et l’autre : quant au jeune homme, on le reconduisit à bord sur ces paroles peu affectueuses du capitaine Oxenham : « Il n’est ni à vous ni à moi ; que l’enfant de Belzébut parte, et peu importe ce que le jeune singe peut rapporter au vieux singe. » Ces rapports cependant pouvaient être dangereux, et c’était l’avis de Salvation Yeo, qui proposa résolument qu’on lui fermât la bouche pour toujours avec un bon coup de poignard ; mais la dame s’y opposa toute en larmes, et plaçant la main sur les lèvres de M. Oxenham, déjà prêtes à lancer l’ordre atroce, elle dit : « Quoiqu’il ne me touche en rien, j’ai déjà assez de péchés sur mon âme. » M. Oxenham d’ailleurs n’était point cruel, et mal lui en prit, car ses embarras commencèrent avec le refus qu’il fit de céder les gens de l’équipage à certains nègres marrons qui avaient aidé à les faire prisonniers. Le bâtiment repartit donc, et avec lui le jeune singe, qui alla rapporter ce qu’il avait vu au vieux singe, qui n’était autre que don Francisco Xarate, gouverneur de Panama.

Cependant les matelots demandaient à s’en retourner ; ce n’était pas précisément l’intention de M. Oxenham. — Qu’avons-nous besoin de nous en retourner ? dit-il ; nous ne manquons de rien ici. Nous sommes déjà dans l’Eden ; nous pouvons vivre sans travailler. Cherchons plutôt quelque belle île où nous puissions vivre en sûreté jusqu’à la fin de nos jours. Je serai roi, elle sera reine, vous serez mes officiers, et pour peuple nous aurons les Indiens. — l’équipage se