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Louis XIV, au règne d’Elisabeth, au caractère de Guillaume le Taciturne, à la société espagnole du XVIe siècle, pas plus qu’elle n’ajoute quelque chose à la beauté de l’Iliade, des statues grecques, de la chapelle Sixtine, et des drames de Shakspeare. La perspective historique dont j’ai beaucoup entendu parler est une invention trouvée pour nous illusionner sur notre compte et nous faire accroire que nous sommes plus grands que nous ne sommes. C’est une erreur, et il n’y a pas d’exposition universelle qui tienne, nous sommes plus petits que nos ancêtres, et nous resterons tels.

Le brave Salvation Yeo, qui vint raconter cette histoire à sir Richard Grenvil, ne vit point se terminer ses aventures avec celles de son maître. Il erra parmi les Indiens et mena avec eux une douce et joyeuse vie païenne, jusqu’au moment où il fut pris par les Espagnols et jeté dans les cachots de l’inquisition. Jusque-là Salvation Yeo ne s’était point soucié de religion, et n’avait songé qu’à prendre la plus large part possible des bonnes choses de la terre. Sa vie antérieure n’avait pas été assez morale pour l’empêcher de commettre une lâcheté. Mis à la torture par l’inquisition, il renia donc son Dieu ; mais, comme tant d’autres pêcheurs plus illustres que lui, il trouva dans son crime même les moyens de sa rédemption : il eut honte de lui-même et devint un anabaptiste rigide et impitoyable. Salvation Yeo, au milieu de tous ces brillans gentilshommes anglicans, représente l’Angleterre qui va venir. Encore quarante années, et toute cette noblesse combattra vainement pour son roi ou pour les privilèges du parlement : l’avenir est à Salvation Yeo. Son dévouement à des chefs hostiles comme lui, à Rome et à l’Espagne, mais qui n’appartiennent pas à sa communion, symbolise bien ce moment de trêve que le règne d’Elisabeth établit entre l’anglicanisme et le protestantisme dissident. De même que le biblique Yeo sert courageusement sous des capitaines hostiles à sa foi, ses coreligionnaires, plongés dans les cachots d’Elisabeth, bénissent le nom de la reine et prient Dieu de conserver ses jours jusque sur l’échafaud où elle les envoie. Le contraste entre ces deux races d’hommes est fortement marqué par M. Kingsley : chez les gentilshommes anglicans brille tout ce qui reste d’esprit féodal, chevaleresque, d’esprit des cours et de noblesse, de manières ; dans Salvation Yeo, rien de chevaleresque, pas même cette pitié affectueuse qui a toujours tenu lieu au peuple de chevalerie ; il ne sait ni épargner ni pardonner. Le jeu de la vie est très sérieux pour cet homme, et ses ennemis ne doivent rien attendre de lui. Quand il agit librement, il tue ; quand il doit prendre un ordre, il demande s’il faut frapper. Impitoyable soldat de Dieu, il cherche partout un philistin à égorger. Un Espagnol n’est pas pour lui, comme pour Amyas Leigh par exemple, un