Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1135

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

autour d’un seul centre, et ce centre est la belle Rose Salterne, fille d’un bourgeois de Bideford. Rose Salterne est la création la plus défectueuse du livre, et M. Kingsley nous a fourni malheureusement une preuve de plus de l’inhabileté des Anglais à tracer des portraits de femme. Rose Salterne n’a absolument aucun caractère, elle est parfaitement insignifiante, et si belle qu’on veuille la supposer, il est difficile de concevoir que tant de braves gens aient été amoureux d’elle au point que le rapporte M. Kingsley ; mais, insignifiante ou non, elle fut l’objet de la passion de tous les jeunes gens de Bideford. Amyas Leigh, le rude marin, l’aimait dès son enfance ; Frank Leigh, qui avait parcouru l’Italie, la France et l’Allemagne, l’aima dès qu’il la vit, et composa des sonnets en son honneur ; le jeune William Cary de Clouvelly Court était tout disposé à mettre au service de son honneur son bouillant courage, à livrer pour elle des duels sans fin. Il n’y avait pas jusqu’au pauvre John Brimblecombe, le fils de l’ancien maître d’école d’Amyas, un pauvre garçon lâche, bête et gourmand, qu’elle n’eût animé de sentimens élevés et supérieurs à sa triste nature. Tous ces adorateurs de Rose Salterne sont protestans et souffrent en silence. Rien n’est touchant comme la scène où les deux frères Frank et Amyas découvrent qu’ils aiment l’un et l’autre la même femme, et, luttant de générosité, renoncent spontanément à leur amour l’un en faveur de l’autre. La même lutte de générosité a lieu entre les autres rivaux, car après bien des querelles, bien des paroles amères, tous finissent par se ranger à l’avis de Frank Leigh ; tous conserveront leur amour, et tant que Rose elle-même n’aura pas prononcé entre les rivaux, tous resteront unis dans un même sentiment supérieur de fraternité et de religion. La pensée de la belle fille qu’ils aiment, au lieu d’être un élément de discorde, sera au contraire un lien d’amitié. Ce sentiment d’amour idéal inspire même aux rivaux l’idée d’un ordre chevaleresque ; ils fondent l’ordre de la Rose, et s’engagent par serment à ne pas empiéter sur les droits les uns des autres, à laisser à Rose toute sa liberté, à n’employer pour la conquérir ni la ruse ni la violence, et à vivre entre eux comme frères et adorateurs de la même divinité. Ce genre d’amour concentré, refoulé, caressé avec tendresse, plein de retenue et de respect, où le sentiment protestant à son aurore se mêle au sentiment chevaleresque à son déclin, est traité par M. Kingsley avec beaucoup de délicatesse et de grâce, et en lisant ces pages heureuses, nous surprenons comme un écho du grand poète contemporain des chevaliers de la Rose. Oui (et ce n’est pas un médiocre mérite), le langage des amans de M. Kingsley nous a fait penser à Shakespeare et à ce sentiment de l’amour qui s’exprime dans ses