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les autres sont des élémens bruts sans surface régulière, blocs de granit mal équarris et tels qu’ils sont sortis des profondeurs de la terre, quartiers de bouille noirs et poussiéreux, minerai non débarrassé de ses scories terreuses, matières premières non préparées.

Le plus parfait statu quo d’anarchie s’établit, cela va sans dire, dans cette société. Il faut pourtant se choisir un roi, vaille que vaille. Aucun des deux groupes ne veut du roi de l’autre. Enfin nos élégans gentilshommes deviennent les dupes de leurs propres inclinations ; ils tombent, en proie à une espèce de dandy très rusé, moitié italien et moitié russe, qui, trop fin pour faire d’eux des sujets et sachant fort bien qu’il ne pourrait les gouverner ainsi, les rapproche de sa personne, et par toute sorte de sourires, de caresses, de flatteries, de mots placés à propos, les réduit à l’état de domesticité. Ils n’auraient pas voulu pour tout au monde obéir, s’il leur eût commandé brutalement au nom de la justice, mais les voilà qui sur un geste élégant ou une tournure de phrase ingénieuse se mettent à le servir. Rien n’égale l’empressement bouffon avec lequel ils font reluire ses bottes, et le soin extrême qu’ils mettent à chasser le moindre duvet des vêtemens de sa seigneurie.

L’autre groupe, celui des bourrus, qui ne se paie pas de belles manières, ne se contente point d’un tel roi, et s’en va chercher pour le gouverner un géant vigoureux, musculeux et infatigable, qui mange fort, boit de même, fume sans cesse, ne dort pas, travaille sans relâche et exige que chacun en fasse autant à ses côtés. Cette manière d’Américain réduit les pauvres gens en esclavage, les torture et les exténue bien vite au point de ne leur laisser que la peau et les os. Go ahead, en avant ! la machine humaine, tendue comme un ressort, va bientôt éclater. Chez le groupe aristocratique, les choses ne vont pas mieux. Chaque jour, nos hommes aux surfaces s’abaissent un peu plus, radotent davantage et tombent en putréfaction. D’un côté, exténuation, affaiblissement des forces par exagération d’activité ; de l’autre, enfantillage, sénilité, affaiblissement par absence d’activité réelle. Ce pays souffre horriblement, et il est permis de croire qu’il va disparaître dans un délai donné, si la Providence ne vient à son secours ; mais all is well that ends well, tout se termine comme dans les contes de fées. Le dandy, roi de nos hommes à surfaces, possède une fille charmante, qui, ingénieuse et sagace comme son père, ne se laisse point prendre aux apparences, et épouse le fils du géant barbare, beau garçon solide et vigoureux, qui ne peut manquer d’avoir une nombreuse progéniture. C’est la race issue de ce mariage en effet qui doit gouverner cette société et terminer cet antagonisme si longtemps prolongé, en laissant dans l’art de gouverner la souplesse et le tact à la vigueur et à la