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connaissait déjà par son père, dont elle savait qu’avant elle il avait adouci la douleur. Elle tendit une petite main blanche qui brilla comme une perle dans la main brunie de Régis. Celui-ci ne put s’empêcher de tressaillir ; il y avait un rapport mystérieux (on m’a du reste assuré qu’il en était souvent ainsi) entre la main et la bouche de lady Jessing. Doigts et lèvres avaient quelque chose d’ardent. C’étaient dans ce vase d’élection, dans ce calice-sacré, deux points où tremblaient quelques gouttes du philtre qui donne la grande ivresse d’ici-bas.

La conversation prit un tour à la fois grave et familier. Régis et lord Wormset traitaient les sujets habituels de leurs entretiens ; mais leurs paroles leur semblaient à tous deux plus profondes, plus pénétrantes, plus douces. Il y avait le parfum d’une femme dans toutes les pensées qu’ils échangeaient. Il y a peu de maisons russes où il n’y ait de piano. Un assez bon instrument, que le pillage avait respecté, se trouvait dans la maison de Balaclava. Lady Jessing dit qu’elle avait découvert le matin même, au fond d’un meuble à demi brisé, une mélodie écrite par un compositeur russe, qui lui avait paru d’une singulière puissance et d’une frappante originalité. C’était une œuvre très peu connue du prince Esterlof, sorte de don Juan moscovite comme l’Onéguine de Pouchkine, qui est mort l’an dernier à Pétersbourg. Elle se mit à jouer ce morceau. Rien de plus morbide et de plus désordonné que ces accens, suprême soupir d’une âme épuisée par la recherche sans trêve et sans fin des joies terrestres. On sentait dans ces accords cette tristesse passionnée, cet amour tumultueux, cet ouragan chargé des senteurs de toutes les roses déracinées, qui emportent à jamais les âmes dont ils s’emparent loin des routes du ciel. Mais quel contraste entre cette musique et celle qui la faisait entendre ! Vue par derrière, avec sa chevelure séraphique, son long et étroit corsage que la rêverie et la prière semblaient seules incliner, lady Jessing évoquait tout le chœur des pensées chastes, tandis que ses doigts faisaient surgir des images à troubler le cerveau d’un saint. Aussi Régis, à qui rien des choses intimes n’échappait, fut-il tout à coup partagé entre deux émotions de la nature la plus impérieuse et la plus opposée. « Une femme, après tout, se disait-il quand l’esprit du prince Esterlof le battait de ses deux ailes, une femme est toujours une femme, c’est-à-dire une créature appartenant de plein droit à l’amour, qu’il est insensé, quand elle se révolte, de ne pas réclamer au nom de cet implacable souverain des hommes. J’aurais toute ma vie ces remords brûlans que, en dépit des lieux communs sur la conscience, la vertu traîne après elle aussi bien que le crime, si je laissais échapper ce que va peut-être m’offrir un heureux destin. Tâchons de cueillir cette fleur mystique. Quelle joie d’aspirer la rosée qui lui donne tant d’attrayant