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avait à ces paroles une réponse fatale que Fœdieski ne put pas retenir sur ses lèvres.

— Est-ce que je ne vous connais pas de tout temps ? s’écria-t-il. Croyez-vous qu’hier je vous aie vue pour la première fois ?

— Le fait est, dit-elle, que moi-même (cela tient sans doute à l’affection que vous a vouée lord Wormset) j’ai peine à ne pas vous considérer comme un ancien ami.

Ce n’était pas, après une semblable parole, un homme tel que Régis qui pouvait s’arrêter. Il se mit à épuiser toutes les litanies de ce sentiment crépusculaire, région des ardeurs sans nom, des images confuses, des insaisissables désirs, qui s’étend entre les pays éclairés par la calme lumière de l’amitié et ceux que brûlent les rayons de l’amour. Tandis qu’il parlait, les yeux si limpides de sa compagne semblaient se charger d’une vapeur étrange ; ils devenaient d’un bleu plus sombre ; c’est là le charme qu’ont les yeux de certaines femmes, quand des regards passionnés s’y plongent. En s’entretenant ainsi, ils regagnèrent Balaclava ; là, ils se séparèrent. Le soir, Régis avait à peine dîné, qu’il retournait chez lord Wormset.

Lady Jessing n’était pas au salon. Quand Régis s’informa de sa santé, on lui dit qu’elle s’était trouvée fatiguée de sa promenade. Il se demanda si une réaction bien naturelle chez une âme féminine ne lui avait point fait expier son audace du matin, si ce danger qu’elle semblait avoir bravé si impunément devant lui ne s’était point plus tard vengé d’elle ; puis il eut une autre pensée : cette frêle nature pouvait bien avoir été saisie par des émotions étrangères aux bombes et aux boulets. Le salon lui semblait bien vide, et cependant il n’était pas fâché de cette absence. — Peut-être, pensait-il à son insu, aurait-il été dangereux d’en demander plus à un jour. — Quoiqu’il aimât sincèrement lord Wormset, il eut pour lui des soins dont il ne se serait pas cru capable. Il soutint sur l’histoire politique de l’Angleterre une longue conversation, et se rappela tout ce qu’il avait jamais su des discours de Canning. L’heure avançait, et pourtant il ne pouvait pas quitter cette maison, qui allait être le théâtre de toutes ses souffrances et de toutes ses joies. En rentrant sous sa tente, il trouva Kerven éveillé ; mais cette fois il n’eut pas envie de lui parler, il déclara qu’il voulait dormir. Il craignait par une parole, par un soupir, par un murmure, de faire envoler l’hôte divin qui venait d’entrer en lui.


IV.

Ainsi Régis connaissait depuis trois jours seulement lady Jessing, quand le mot destiné à rompre les funestes enchantemens, quand la