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luisant comme une maison hollandaise ; puis quatre heures vinrent à sonner, et l’on dîna. Je puis assurer que l’ombre de lord Jessing ne parut point à ce repas, où les meilleurs vins de France coulèrent devant Sébastopol, sous le ciel de la Mer-Noire.

Loin de moi la pensée de faire ici une brutale apologie de la matière ; mais que voulez-vous ? elle a sa part aux choses de ce monde : Dieu en a décidé ainsi. La plus sentimentale de toutes les femmes, quand elle a porté à ses lèvres un cristal blond comme sa chevelure ou vermeil comme sa bouche, suivant la liqueur qu’il contient, devient un instant infidèle au Pérugin et à Raphaël pour Léonard de Vinci. Elle comprend un autre feuillage que ce feuillage pâle et dentelé qui projette son ombre légère sur la figure ascétique des vierges ; elle entrevoit la sombre feuillée qui voile à demi les contours du divin séducteur d’Ariane. M. du Quério, et c’est beaucoup dire, est parmi nos officiers de marine un de ceux qui entendent le mieux l’hospitalité. Son dîner fut un de ces repas dont il faut, bon gré mal gré, que l’on sorte avec quelques flammes de Bengale dans la cervelle, quand même on les aurait commencés avec des ténèbres dans le cœur. En se levant de table, chaque convive sentait plus vivement rayonner en lui la plus ardente partie de son caractère. Lord Wormset aimait plus que d’habitude les arts, l’éloquence, l’Angleterre et la liberté ; Kerven chérissait d’une tendresse nouvelle sa vieille maîtresse, la gaieté française ; Arabelle et Régis s’aimaient autant qu’il soit possible en ce monde de s’aimer.

On passa dans les appartenons du commandant. Puis il advint que, tout naturellement, pour fumer, pour jouir du grand air, lord Wormset, M. du Quério et Kerven montèrent sur le pont ; Régis et Arabelle restèrent seuls. Il y a des navires, et l’Aurore est de ce nombre, qui renferment des retraites faites pour bercer entre le ciel et les flots les plus chères et les plus audacieuses songeries des poêles. Le corsaire que Byron a chanté, et qu’au prix de toute sa gloire il aurait voulu être une seule heure, semblait avoir vécu dans le salon ou les deux amans se trouvaient isolés. Des divans tout chargés de volupté, des tapis discrets, des fleurs jetant autour d’elles ce parfum qui nous ébranle comme la musique, cet éclat qui nous magnétise comme des regards, rien ne manquait à cette pièce ; on) sentait cette puissante, cette victorieuse élégance qui force les plus froides vertus à se fondre sous ses rayons d’or. Pour mettre le comble à ses enchantemens, porte vitrée, s’ouvrant sur une galerie circulaire, laissait voir un ciel tout parsemé d’étoiles tremblantes. C’était comme l’image sensible de cette porte dont parle Jean-Paul pour peindre la mort que comprend le songeur, de cette porte transparente qui prolonge, par des perspectives magiques, l’horizon de la vie.

Sous l’empire de tout ce qui l’entourait, Fœdieski, assis près de