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un brusque mouvement, elle essaya d’échapper à la caresse de Régis. Ce mouvement réveilla le blessé. Tout cela paraîtra peut-être bien peu de chose : c’est à coup sûr le plus humble, le plus obscur des faits, quand on pense surtout aux immenses événemens dont il se détache pour celui qui le raconte en ce moment ; mais, je puis l’affirmer, les plus terribles scènes de la guerre, un boulet emportant à ses côtés toute une file de son escadron, une balle inattendue tuant son meilleur ami dans ses bras, rien ne produira sur Régis l’émotion qu’il éprouva quand lord Wormset, subitement éveillé, promena soudain son regard sur Arabelle et sur lui.

Il a dit bien des fois à Kerven : — Tu ne t’imagines pas tout ce qu’il y avait dans l’expression de ce pauvre homme. C’était quelque chose de si douloureux, de si humilié, un adieu si déchirant à toutes les illusions de sa vie ! Cette scène d’amoureux et d’amoureuse, de Léandre et d’Isabelle, jouée devant ce fauteuil ensanglanté où dormait dans toute la foi de son cœur un des plus nobles soldats, à coup sûr, qui aient existé jamais, — tiens, tout cela m’a fait un étrange mal, et je recommencerais pourtant.

Quant à lady Jessing, voici ce qu’elle fit.

Il y avait trois jours que cette cruelle chose avait eu lieu, et Régis n’avait pas revu Arabelle. Il savait par Kerven, qu’il avait envoyé demander des nouvelles de lord Wormset, que lady Jessing devait retourner sous peu en Angleterre. Arabelle, lui dit-on, montrait une singulière énergie ; ses yeux, d’habitude si pleins de douceur, semblaient receler un feu sombre. — Elle a l’air, dit Kerven avec sa légèreté accoutumée, d’une veuve corse qui médite quelque sanglante entreprise ; ce n’est plus la femme que tu as connue.

Régis vivait sur les conjectures qu’amenaient dans son esprit ces incomplètes paroles, quand le 29 octobre au matin, — ce fut en Crimée, cette année-là, le dernier beau jour d’automne, — il aperçut à cheval celle dont il songeait incessamment avec une inquiétude si passionnée. Elle était escortée par ce vieux général du génie qui une fois avait emmené lord Wormset, on se rappelle en quelle circonstance. Elle se dirigeait vers la partie du plateau que coupe le ravin du Carénage. À cette époque, les travaux du siège, à peine ébauchés sur ce point, n’avaient repoussé aucune embuscade ennemie. En s’approchant de la ville, c’était non-seulement aux boulets, mais aux balles que l’on avait affaire. Régis, qui de son côté faisait une promenade fort désolée, poussa vers lady Jessing aussitôt qu’il l’aperçut. Au lieu de l’accueillir avec un air froid et irrité, elle lui tendit la main.

— Croyez, dit-elle, que je suis heureuse, très heureuse de vous rencontrer.