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l’Olivette, près des cerisiers. Tu feras bien d’y rester pour faire peur aux oiseaux.

Espérit lâcha la Cadette dans les joncs et courut au verger d’oliviers. Mlle Sabine, la fille du lieutenant, était assise sous le mûrier, et les moutons venaient prendre du sel dans sa main ; Espérit fit un détour pour éviter Mlle Sabine, et d’un bond franchit la muraille du jardin. Sous les cerisiers, il aperçut le lieutenant, qui lançait des mottes aux chèvres de Cascayot. Le lieutenant pestait, jurait, appelait à grands cris Cascayot. Le petit pâtre faisait la sourde oreille et glissait en rampant sous les pampres de la muraille.

Espérit s’avança vers M. Cazalis et lui présenta timidement sa requête. Aux premières paroles, et sur ce seul mot de tragédie, le lieutenant prit un air joyeux.

— Comment donc ! dit-il, c’est une excellente idée. Tu es un homme d’esprit, mais d’où diable t’est sortie la pensée de venir me consulter ? Pourquoi moi plutôt qu’un autre ?

— Tout va mal au château des Saffras, répondit Espérit ; alors je me suis souvenu de ce que j’avais entendu à la Pioline il y a trois ans. Vous rappelez-vous quand je suis venu arranger le petit jardin ? Vous étiez assis sous le quatrième figuier, celui des figues-dattes, qui a gelé au gros froid ; vous lisiez à Mlle Sabine des vers d’Athalie, et l’on peut dire que vous leur donniez un bon coup. Vrai ! c’était un plaisir de vous écouter.

— Mon ami, dit M. Cazalis, c’est que j’ai vu Talma… Et je l’ai connu, reprit-il avec ce mouvement d’orgueil dont ne peuvent se défendre les vieillards qui ont approché les comédiens renommés.

— Talma ? dit Espérit, Talma ? — Et, ne comprenant pas, il regardait le lieutenant d’un œil triste et inquiet comme celui des chiens. Le lieutenant s’empressa de lui raconter Talma, Cinna, les parterres de rois, Mlle Mars et le décret de Moscou. Les chèvres sautaient de tous côtés dans le verger, faisaient ébouler les murailles et mordaient à belles dents les pousses des jeunes arbres ; mais M. Cazalis ne prenait plus garde à ces rapines : il était tout entier au plaisir de décrire les grands triomphes de la Comédie-Française. — Ah ! Talma ! Talma ! dit-il en finissant. Mon ami, je n’ai jamais vu Leknin, mais sois certain qu’il n’allait pas à la cheville de Talma, Spiriton, voici trente ans que je n’ai été à Paris, mais je n’y tiens pas ; il n’y a plus de théâtre, le théâtre est mort, c’est fini.

— Vous ne voulez donc pas en être ? dit Espérit. Sans vous qu’allons-nous devenir ? non-seulement pour les bons conseils à la Talma, mais il n’y a que vous pour pouvoir gouverner cette bande de gueux.

De sa vie, le lieutenant n’avait refusé un service ; mais dans cette circonstance moins que jamais pouvait-on mettre en doute son