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IX.

Le jour de la foire de Vaison, Marius Tirart vint remiser ses troupeaux à l’étable de la Pioline pour leur donner quelque repos avant de les diriger sur les bergeries des Abeilles. Il n’était pas midi, et le maire, qui ne perdait pas son temps dans les cabarets, avait déjà trouvé le temps d’aller au marché, d’y vendre ses bœufs, d’acheter et de ramener du nouveau bétail. M. Cazalis le garda pour la répétition, et lorsque les acteurs furent partis, il voulut savoir ce qu’en pensait le maire.

— Ce n’est pas trop mal, répondit Tirart, et le petit Marcel Sendric me plaît pour son bon air ; mais si mon neveu Lucien s’en mêlait, ce serait une autre affaire. Quand il en sera, vous verrez de quel pied marchera cette comédie ; vous m’en direz des nouvelles, lieutenant ; vous verrez, vous verrez. Vous ne le connaissez pas, mon cadet, car voilà onze ans que je le tiens dehors, et Dieu sait ce qu’il m’en coûte ! les yeux de la tête, mon ami, les yeux de la tête ! Le collège royal, les chevaux, les facultés, les livres, les arts d’agrément, les voyages, l’argent de poche, que sais-je ? Combien de balles de garance y ont passé, et du bétail, et des soies ! Enfin c’est cher, mais on peut dire que toutes ces dépenses lui profitent. La bonne instruction, monsieur Cazalis, c’est comme du fumier sur la terre, il n’y faut pas regarder, et ce n’est jamais trop payé. Je vous jure que pour le travail de tête il n’a pas son pareil. Toujours le nez dans les livres. Eh ! pourquoi, grand Dieu ! Sa fortune est faite. En voilà un original ! Quel drôle de corps ! Il aime Lamanosc à la folie, et n’y peut jamais rester ; il nous adore, et nous le voyons une heure ou deux tous les trois ans ; il pourrait passer avec nous la vie la plus heureuse, comme un coq en pâte, à ne rien faire, tranquille comme Baptiste, et depuis six ans qu’il est sorti des écoles, il court le monde, l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre, les pays étrangers, que sais-je ? il a tout visité. Il finira par s’en aller dans les îles. Quand il vient ici par hasard, je crois le tenir ; bast ! on tourne la tête, plus de Lucien. Ah ! quel homme ! Mais cette fois-ci je lui ai mis la main dessus, et je vous jure que nous le gardons. Dès demain je viens vous le présenter en règle.

— Aujourd’hui même, dit le lieutenant. Je n’entends pas d’une autre oreille, et je veux qu’Espérit lui trouve un beau rôle. Eh ! la Zounet ! une plume et de l’encre… Très bien. Maintenant prends mon porte-voix et sonne le petit pâtre ; qu’il se tienne prêt à porter cette lettre à Lamanosc. Asseyez-vous là, notre maire ; écrivons au neveu. Prenez votre temps. Vous dites qu’il arrivera dans une heure ;