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yeux pétillaient, ses gros sourcils gris se rejoignaient gaiement. La tante Blandine regardait en dessous, d’un œil soupçonneux.

On se mit à table. Pendant tout le dîner, Lucien ne cessa de discourir ; au grand plaisir de la galerie, il s’était emparé de la conversation, et ce fut en vain que M. Dulimbert essaya par trois fois de glisser ses historiettes entre deux dissertations. Dès qu’un bon mot de La Jonquière paraissait à l’horizon, Lucien s’empressait d’arrêter le contrôleur, en lui adressant à brûle-pourpoint des questions saugrenues sur la symbolique, la mythique ou l’anthropologie. M. Dulimbert s’en tirait tant bien que mal par des réponses évasives et des balivernes de politesse courante, puis, s’esquivant au plus vite, il laissait le champ libre à son terrible interlocuteur. L’infatigable Lucien rentrait aussitôt en scène et dissertait de plus belle sur toutes choses, comme un docteur. Il est certain que le neveu Lucien n’avait songé d’abord qu’à s’amuser de la bonhomie de ses hôtes, mais bientôt, par un singulier entraînement, il fut lui-même l’acteur le plus passionné de la petite comédie dont il avait voulu se donner le spectacle. Son tempérament de rhéteur l’emportait : une fois la bride lâchée, sa faconde naturelle se dormait carrière ; il n’en était plus maître ; l’eût-il voulu, il lui eût été impossible de rentrer dans ce rôle silencieux et dédaigneux qu’il s’était imposé le jour de son arrivée à la Pioline. Ce n’était plus par espièglerie ni pour réjouir la vanité de l’oncle Tirart qu’il jasait et discourait de la sorte : par l’excitation du succès, sous le charme de ses propres paroles, il en était venu à parler pour parler, avec amour, avec délices, enivré de cette ivresse qui montait à la tête de Cayolis, le beau maréchal, dans ses jours de triomphe au Grand Alexandre. Toute la compagnie était dans le ravissement ; la tante Blandine seule se tenait encore en méfiance, elle baissait la tête, et ses yeux inquiets ne cessaient d’interroger la physionomie de Lucien. Les amis Tirart et Cazalis avaient l’habitude de sommeiller une dizaine de minutes, au dessert, entre le grenache et le muscat, mais en l’honneur du neveu ils firent volontiers le sacrifice de leur sieste digestive ; ils luttèrent de leur mieux contre le sommeil qui commençait à les gagner. Tour se tenir en éveil, le lieutenant se tirait la barbe et le maire se mordait jusqu’au sang. Quant à Mlle Sabine, elle s’était levée de table, avant le dessert, à l’heure du manger des oiseaux ; personne ne s’était aperçu de son absence : l’attention des convives s’était toute concentrée sur le neveu, et Lucien n’était occupé que de Lucien ; il se mirait dans ses phrases. Sabine allait et venait, comme une abeille, du jardin aux terrasses, de la cour aux volières. Les pigeons sautaient sur ses bras, les poules et les pintades la poursuivaient à grands cris et s’élançaient, la plume hérissée, sur son tablier chargé de graines. Elle les