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jeunesse, qui court tête baissée à l’imitation, prend tous les masques, essaie tous les costumes que lui offre le goût du jour. Chaque époque a ses pédanteries en vogue ; hier la grecque, la romaine ou l’anglaise, demain peut-être l’orientale ou la chinoise. Il y a quelques années, c’était le tudesque qui nous tenait en respect, et Lucien germanisait avec une assurance intrépide. A travers son fatras perçaient à chaque instant des vivacités, des impatiences qui trahissaient un esprit souple, capricieux, animé, souvent très frivole et non sans grâce ; son étourderie éclatait par saccades sous ces gravités d’emprunt ; à la longue, elle se dégageait franchement, et, le Lucien officiel persistant encore, l’humeur volage se faisant jour, la pétulance provençale brochant sur le tout, c’était le plus singulier bariolage qu’on pût imaginer. Les habitudes de sa vie offraient les mêmes contrastes. Il s’était composé par avance des rôles de morgue et de roideur, et d’ordinaire il les jouait à merveille, d’un air sec et vieillot, à l’anglaise ; mais dans les occasions qu’il jugeait de peu d’importance, il sortait volontiers de son personnage d’apparat, car il aimait le mouvement et le bruit. Il se retrouvait alors dans sa vraie nature remuante et joviale, communicative, espiègle, envahissante ; alors aussi, pour l’entrain, la rondeur, l’entre-gent, il n’avait pas son pareil. Tout ce tapage faisait l’effet d’une cordialité brusque, et dans ces momens de franche bonne humeur, Lucien rappelait d’une certaine façon l’oncle Marius, — quelque distance qu’il y eût entre la rusticité du maire et l’extrême élégance de son neveu. Il y avait entre eux des ressemblances très vives et fugitives : dans leurs traits, leurs gestes, leurs allures, on retrouvait un air de famille qui frappait à première vue et disparaissait tout aussitôt. Pour parler comme à Lamanosc, Lucien tirait de sa mère (une Tirart). Lucien, c’était bien le type Tirart, mais transformé, polisse, aiguisé pour ainsi dire et gracieusement affaibli ; toute la rugueuse écorce était arrachée. Dans les goûts, les mœurs, les habitudes, dans toute la nature, quelles différences plus profondes encore ! Entre l’oncle et le neveu, il y avait des abîmes, des siècles. Quoi de commun entre ce Marius des foires, à demi barbare, et ce Lucien déjà si raffiné, sceptique, indolent, artiste, qui traversait la vie en curieux, sans autres soucis que ses plaisirs, ne s’attachant à rien, touchant à tout d’une humeur vive et légère ?

L’oncle Marius s’était costumé d’un habit noir qu’il ne quittait plus depuis qu’il était maire ; mais sous cet habit noir il était resté paysan jusqu’à la moelle des os, paysan de la vieille race, laborieux et sobre, opiniâtre, serré en affaires, dur à ses ouvriers comme à lui-même, généreux par boutades, très passionné dans ses amitiés comme dans ses haines, très probe d’ailleurs, intègre et juste. Tout