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mort quatre frères et sœurs, à ce pauvre chéri. Je suis folle de les tant pleurer. C’est bien pour leur bonheur qu’ils sont partis de cette maison de misère, les chers anges !

Si l’enfant riait et s’égayait, elle venait pour jouer avec lui, l’exciter des mains et de la tête, et tout en le cajolant, elle répétait : — Ris bien, Risarel, ris-le tout ton plaisir, bel astre du ciel, doux agneau blanc de mon âme ; prends-le bien ce bon temps qui ne durera guère. Quand la famine rôde autour des maisons, il y a maintenant des pères qui vont tirer la cadole pour lui ouvrir la porte ; à l’heure d’aujourd’hui, ce sont les pères qui mettent les familles sur la paille.

Tous les griefs de la tante se faisaient jour de cette façon par des paroles affectueuses adressées à Damianet. La tante Laurence chérissait le petit Damian, qu’elle choyait et caressait comme son fils, mais elle l’aimait plus passionnément encore contre le Sendric. Elle n’osait pas injurier directement le Mitamat devant la Damiane, qui lui imposait par son grand air doux et sévère, et son inquiétude s’exhalait par ces tendresses taquines. Le Sendric, qui se faisait intérieurement de grands reproches, donnait tout bonnement raison à la tante Laurence ; il s’éloignait le cœur gros et retournait à son travail ; on peut dire qu’il ne s’y ménageait guère. Dans ces boulangeries de village, il faut que le même homme suffise à tout, comme geindre, fournier, marchand, qu’il aille au bois, qu’il aille aux farines. Le Sendric excellait dans toutes les parties de son métier ; au besoin même, il eût fait un bon meunier. Il était surtout renommé comme bûcheron, au dire de la tante Laurence elle-même. Elle racontait que le Sendric n’avait qu’à faire le tour d’un chêne pour vous dire au juste ce que la coupe vaudrait de quintaux en bûches, racines et ramures, et cela à première vue, d’un coup d’œil aussi sûr que celui de Marius Tirart lorsqu’on lui montrait un bœuf au pacage, et qu’il vous en donnait la pesée à une livre près.

En dehors de ses négoces, dans le train de la vie courante, le Sendric était un homme de sens, avisé et prudent ; il voyait très juste, surtout lorsqu’il n’avait pas à traiter de ses propres affaires, et ce n’était pas sans profit qu’on le consultait avant de porter un procès chez l’avocat ; on aimait à l’avoir dans les arbitrages pour son esprit de justice et sa sagacité ; enfin c’était ce qu’on appelle un homme de bon conseil. Lors donc que pendant un certain temps il se résignait à ne plus trafiquer, tout allait pour le mieux à la maison. Cette grande sagesse lui durait des mois et des mois, quelquefois l’année franche ; puis, un matin, dès que les affaires se trouvaient tant bien que mal remises en état, le Sendric se glissait à l’écurie, sellait la mule et partait au galop pour Vaison, Carpentras ou Malaucène. Chemin faisant, il supputait à l’avance les bénéfices de la journée.