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il s’en souvenait encore moins que de ses dettes. Le matin d’un de ces jours d’échéance que le Sendric oubliait si bien, la Damiane vint à la hâte au hangar, pour l’avertir d’un protêt dont on était menacé ; elle était accompagnée du petit Damian, qu’elle n’avait pas voulu laisser seul avec la tante Laurence. Le temps pressait, le billet était déjà dans les mains de l’huissier Fournigue. — Voilà une mauvaise affaire, gare à nous ! répondit le Sendric ; Fournigue est dur comme les pierres ; pour une heure de retard, il saisirait chez son propre père. Il ne nous fera pas grâce d’une minute, gare à nous ! Mauvaise affaire ! il faut y penser. Asseyons-nous dans les copeaux. Ah ! Fournigue a le billet ? — Dans tout le canton, les pauvres gens ne parlaient qu’avec terreur de ce Fournigue, homme haineux, impitoyable, âpre au gain, et de plus très ardent à son métier par goût du métier même, en artiste, — ou, si l’on veut, en chasseur.

Après un très long silence, le Sendric se leva et dit à sa femme : — Tout bien pesé, il faudra voir l’ami Espérit ; sans lui nous sommes perdus, mais j’ai bon espoir. Qu’on donne l’avoine à la mule. — Le Mitamat n’avait jamais su trouver d’autre expédient pour parer aux périls des protêts. Au dernier moment, lorsqu’on annonçait l’arrivée de l’homme de loi dans le pays, le Mitamat se mettait à réfléchir la tête dans ses mains ; il rêvait, cherchait, s’ingéniait avec de grands efforts d’imaginative, il inventait mille combinaisons subtiles, et quoi qu’il fit, qu’il méditât cinq minutes ou la journée entière, c’était toujours pour aboutir à cette conclusion : « Espérit est un homme de ressources ; la femme, tenez-vous tranquille, je m’en vais au château des Saffras. » Et c’était encore le parti le plus sûr ; sans les économies du sage, du prudent Espérit, jamais le Mitamat ne se serait tiré des grilles de l’huissier Fournigue.

Pendant qu’on délibérait ainsi sur cette grave affaire du billet, Damianet courait en liberté dans l’atelier de son père, du tour à l’établi, des étagères au grand coffre ; il ouvrait et fermait les tiroirs, s’accrochait aux cordages, faisait tourner les poulies ; il grimpait, rampait, sautait partout, la main dans tous les casiers, sous les tables, sur les bancs, sur les poutres. Lorsqu’il fallut partir, ce fut un des chagrins les plus vifs qu’il eût encore éprouvés ; il revint en larmes à la cuisine près de la tante Laurence. La vieille femme s’était inquiétée de la longue conférence de la Damiane avec le Sendric, et, se doutant de quelque mystère, elle essaya de faire parler Damianet, qui boudait à l’écart derrière une chaise ; l’enfant refusa obstinément de répondre à ses questions. Un mois s’écoula sans qu’il soufflât mot de son voyage au hangar, puis un dimanche, à l’improviste, en pleine assemblée de commères, il prit la parole, et de but en blanc se mit à raconter ce qu’il avait vu dans l’atelier