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à ces doléances, le Sendric avança de deux heures le diner ; tante Laurence n’avait plus faim. — Eh ! eh ! vous êtes bien pressé, vous ! Il paraît que le chagrin sous aiguise l’appétit. Pour un homme dans l’affliction, vous avez les dents longues, père Sendric. Moi, je ne suis pas comme vous, j’aime une vie réglée pour mes repas comme pour tout ; mais ici je ne suis pas chez moi, et certes on me le fait bien sentir : on me traite comme une enfant, on me change mes heures sans me consulter, de force on voudrait me rompre mes habitudes. À mon âge, c’est mortel. Oh ! les hommes sont trop absolus ; il faudrait toujours faire leurs quatre volontés. Moi, je ne veux plus céder à tous ces caprices, j’y suis décidée. Dînez, dînez sans moi, mangez tout seul, mangez, mangez tout, prenez ma part. Vous êtes affamé comme un loup, et tout ce dîner ne vous pèsera guère ; oh ! je vous donne ma part. Enlevez, enlevez mon couvert. Je n’en suis pas.

— Ni moi non plus, tante Laurence ; à votre moment. — Il reprit la marmite et l’accrocha à la crémaillère, au plus haut cran. — A votre moment, notre tante. Oh ! comme il vous plaira. Rien ne presse, on peut attendre, et le feu n’est pas à la maison. Nous avons nos deux heures devant nous. Je vous donne jusqu’à midi : d’ici là usez du père Sendric à votre idée pour vous servir ; mais à l’Angélus, au coup de la cloche, j’ouvre mon pétrin, je m’y braque, et si vous m’appelez alors, autant vaudrait parler au mur.

Bientôt la marmite fut décrochée de nouveau, puis raccrochée encore, puis encore déposée sur la nappe et rapportée sur les charbons. Tous les quarts d’heure, la tante tombait en défaillance ; à peine servie, elle n’avait plus goût à rien. Enfin elle consentit à se mettre à table ; le Sendric s’occupa d’elle avec toutes sortes de soins, mais pour sa part il ne faisait pas honneur au dîner, et la tante lui cherchait noise pour sa grande sobriété. — La faim vous ravage, et vous vous retenez, je le vois bien ; c’est un air que vous vous donnez devant moi. Forcez-vous donc, père Sendric, et ne vous laissez pas aller ainsi comme un imbécile. On se fait une raison. Mangez, mangez, l’appétit viendra, j’en réponds. Allons, du courage ! Le meilleur temps de la vie, c’est à table. Je sais bien que vous vivez comme un oiseau, mais enfin on ne se nourrit pas de l’air du temps, et pour quelques heures que vous êtes séparé de votre Sendrique, c’est par trop languir. Un jour d’absence, et vous voilà triste et malade à la mort ! C’est ridicule. Que voulez-vous donc qu’on pense de vous ? On en dit déjà bien assez, notre homme ! Si vous saviez comme on vous traite dans le pays ! J’en suis honteuse pour vous, et je ne sais que répondre. Puis-je dire : Non, quand j’entends autour de mes oreilles : Quel grand simple que ce père