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courir ainsi jusqu’aux Estrasses ; il n’y a pour eux ni haies ni murailles. Les voilà au saut de rivière ; hardi, Sabine ! Si j’avais cinq ans de moins, je voudrais être de la partie.

Aux Estrasses, Lucien faisait sauter son cheval sur le chemin, le ramenait à reculons, saluait Mlle  Blandine, et venait caracoler à ses côtés en lui disant des galanteries ; la tante prenait sa mine rébarbative, et chuchotait avec la Zounet. Jusqu’au chemin des sables, Lucien faisait sa cour à Mlle  Blandine, comme si de rien n’était ; à tous les signes de mauvaise humeur, il répondait par des marivaudages raffinés, d’un ton précieux, en grasseyant avec l’air éventé, le sautillement d’un marquis de comédie. Au tournant de la colline, il repartait à fond de train.

— A toi, Sabine ! cria le lieutenant un jour où Lucien s’était montré plus sémillant encore que de coutume ; ma très honorée sœur Blandine, piquons des deux, suivons-les, un temps de galop.

Mais la tante se rangeait en travers de la route et maintenait les botes au pas. — Vous, au galop ? disait-elle ; à votre âge ? un marin ? Quelle pitié ! Vous ?

— Et votre ânesse ? disait la Zounet.

— Taisez-vous, insolente, disait le lieutenant ; qu’on se taise. Et si la langue vous brûle, je ne vous donne la parole que pour les histoires de votre département. Allons, racontez-moi le menu du jour. Quels sont vos projets ? Il faut qu’aujourd’hui la Zounet se distingue ; j’ai à dîner mon ami Lucien.

— Encore ? répliquait la servante.

— Encore et toujours, effrontée ! aujourd’hui, demain, toute la semaine et tout l’été si bon lui semble. J’espère bien que nous le garderons jusqu’au mardi. J’entends et je prétends que la chambre bleue reste en tout temps préparée pour mon ami Lucien, pour lui seul. J’en ferai l’inspection, et si tout n’y est pas en ordre, je vous chasse. Est-ce clair ?

Aux yeux de la Zounet, cette chambre bleue était une des sept merveilles du monde ; quand les gens de son pays venaient lui rendre visite, elle les promenait avec orgueil dans toute la maison, de la cave au grenier, des volières aux étables, pour leur faire admirer les beautés de la Pioline. Ces villageois s’arrêtaient à chaque pas et donnaient des signes de contentement. — Vous avez trouvé une bonne condition, disaient-ils ; voilà une maison bien montée. Les membres n’y manquent pas, et tout est bien fourni en provisions comme en garnitures. Il fait bon d’être riche. — Ce n’est encore rien ; à tout à l’heure ! répondait la servante, qui se réservait, comme surprise dernière, de les introduire dans la chambre bleue ; vous me direz alors s’il y a rien de pareil dans notre pauvre Saint-Léger.