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La chambre bleue était parquetée, tapissée de papier et plafonnée, tandis que les autres pièces du manoir étaient carrelées de moellons vernis, blanchies à la chaux et lambrissées. A chaque étage, les planchers étaient supportés par des solives fuselées et cannelées figurant des croix et des losanges. M. Cazalis aurait bien voulu détruire ces jolies poutrelles sculptées, mais la tante Blandine le tançait vertement dès qu’il s’avisait d’en parler, non qu’elle fût très éprise des vieilles boiseries qu’elle appelait des nids à poussière et des citadelles d’araignées ; mais elle disait que lorsque les maçons entraient dans une maison, ils n’en sortaient pas sans l’avoir démolie de fond en comble, qu’on se perdrait en dépenses imprévues, qu’après avoir terminé les plafonds, les plâtriers génois voudraient mouler des rosaces, qu’après les rosaces il faudrait des dorures, des glaces, des pendules à sujets, de grands carreaux, des mousselines, des persiennes. Bref, ce serait la ruine de la famille, comme si les dîners n’y suffisaient pas. Elle connaissait son frère, il n’était pas homme à s’arrêter dans les folies de bâtisse, si une fois on lui laissait prendre la manie d’innover. Enfin il n’y avait rien à désirer quand on avait un appartement comme la chambre bleue pour faire honneur aux étrangers de distinction.

Depuis que cette chambre bleue avait été mise à la disposition de Lucien, le maire Tirart était en joie ; il était très fier des succès de son neveu ; il méditait déjà de grands projets de mariage, et n’attendait plus qu’une occasion pour s’en ouvrir avec le lieutenant. Le lieutenant ne pouvait plus se passer de Lucien, et, pour peu que Lucien s’y fût prêté, M. Cazalis l’aurait installé définitivement à la Pioline. Lucien se faisait encore bien prier quand on voulait le garder à la Pioline après les dîners, mais pour le retenir, le lieutenant inventait toutes les semaines des parties de chasse, des cavalcades ou des répétitions extraordinaires. La tante Blandine, que toutes ces dépenses effrayaient, préparait en secret de grandes machinations contre la Mort de César, sans oser encore toutefois engager franchement la lutte : elle aurait eu contre elle tout ce village, qui s’était engoué de tragédie. — Ce beau zèle se lassera, se disait-elle en s’efforçant de prendre patience. Feu de paille, feu de paille ! je connais bien les gens de mon pays.

En dépit de ces prédictions, les amateurs de Lamanosc furent pendant un mois très assidus à la Mort de César ; il y eut trois répétitions très brillantes à la Pioline, et déjà il était question de mettre à l’étude le deuxième acte. La tante Blandine n’y tenait plus. — Ah ! Zounet, disait-elle, on veut me pousser à bout. — Et les dîners succédaient aux dîners. — C’est une vie charmante, disait M. Dulimbert, nous voilà revenus au bon vieux temps. — Cependant les jours de