Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/475

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Oui, de vous battre, ce qui s’appelle battre, battre sur toute la ligne. Il vous a battu, vous Jean-de-Dieu Cazalis, battu de pied en cap, hier encore, sur la marine et sur la Calabre, comme il a battu le maire sur ses fumiers, Corbin le jeune sur ses ballons, et maître Giniez sur ses hypothèques. Et jusqu’à notre curé qui s’est fait mener comme un petit garçon sur sa théologie ! Et vous l’admirez tous ! C’est une pitié ! Allez, allez, on ne me trompe pas, et j’y vois clair sans besicles. Il y a dix ans, lorsque la fille de la Bouillargue eut son malheur, deux mois avant tout Seyanne, j’eus son secret ; il me poussait des soupçons, et quand elle vint me rapporter le linge, de mon air innocent je laissai tomber mes ciseaux par mégarde, bien sûre qu’elle s’empresserait de les ramasser. Qui fut prise ? Cette effrontée. A la manière dont elle se baissa et se releva de côté, je devinai tout, et l’on a su plus tard pourquoi elle était restée six mois hors du pays. Tristes gens que ces Bouillargue ! La cadette vous paraît bien timide, bien honnête : je vous dis qu’elle vaudra sa sœur ; un pin fait un pin. Dans le temps, leur grand’mère s’est sauvée avec un soldat. Du reste, cela ne me regarde pas, et je n’aime pas les commérages. Sachez seulement que tante Blandine a du nez, et votre Lucien me parlerait latin, que je ne m’y fierais pas. Mon frère Jean-de-Dieu, vous êtes un vieux fou !

Il est à remarquer que ces antipathies de la tante avaient pris naissance dès l’arrivée de Lucien à la Pioline : c’était au discoureur qu’elle faisait la guerre, et, sans qu’elle s’en rendît compte, son grief principal contre Lucien, ce qu’elle lui pardonnait le moins, c’était encore le silence dédaigneux du premier jour.


II.

A Lamanosc comme à la Pioline, la tante Blandine se trouvait à peu près seule de son parti. Lucien avait ramené à lui tous les tragédiens, qui s’étaient montrés d’abord si hostiles. Espérit avait été séduit des premiers par les prévenances du neveu, et depuis un mois il vivait dans son intimité. Le marquis des Saffras ne parlait plus que de Lucien, il ne pensait plus qu’à Lucien, et la journée lui paraissait bien longue lorsque l’ami cadet se trouvait retenu à la Pioline. D’habitude c’était lui qui venait réveiller le neveu, tous les matins, vers dix heures ; il frappait au volet avec son bâton ; ordre était donné de lui ouvrir au premier coup. Quand les servantes étaient en retard, soit par oubli, soit par malice, il secouait violemment la porte du pavillon ou passait par la fenêtre du corridor qui donne sur la cour ; alors les chambrières se jetaient dans ses jambes, se pendaient à ses habits, entraient avec lui et portaient plainte à grands