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noirs sur les cimes du Luberon. Fonrnigue arrêta son cheval au tournant de la grande allée des Retables. — Tiquez des deux, dit-il, si vous voulez arriver à la couchée avant l’orage. Dans moins d’une heure, toute cette vallée sera noyée.

— Alors que Mazamet me donne un lit ! dit Lucien.

— Y pensez-vous ? dit Fournigue, et que dira l’oncle Tirart ? Mais Tirait et Mazamet sont à couteaux tirés. Le mémoire sur l’abreuvoir va se publier. Tenez, là, dans mon bissac, j’ai les épreuves. Pour sûr, on ne vous attend pas aux Rétables.

— Raison de plus ! dit Lucien en pressant le pas de son cheval. Lucien entra chez maître Mazamet par curiosité, par bravade. En montant le perron, il prépara un petit discours moqueur à l’usage de l’avocat. Dès qu’on l’eut annoncé, Mazamet vint le recevoir dans le vestibule et l’introduisit au milieu de sa compagnie de la meilleure grâce du monde. D’après les récits de Fournigue, Lucien s’attendait à rencontrer un homme facétieux, brutal et fantasque. Il fut accueilli par un personnage très réservé, courtois, avenant, d’une urbanité exquise, et qui ne rappelait en rien le portrait tracé par l’huissier. Pourtant Fournigue avait dit vrai en parlant des humeurs bizarres de l’avocat ; il y avait pour Fournigue un Mazamet intime qui n’était pas le Mazamet du public : il y avait un maître tour à tour hautain et familier, qui tantôt faisait asseoir à sa table l’huissier Fournigue, lui pinçait le nez et lui contait des drôleries, et tantôt le chassait à coups de pied comme un vaurien. — Il n’est pas fier, disait Fournigue ; bon cœur, généreux, bourse toujours ouverte, mais il n’aime pas qu’on lui mange dans la main, surtout lorsqu’il a ses sciatiques.

Me Mazamet présenta Lucien à ses amis avec toutes sortes de prévenances et de gracieusetés. On parla longuement de la politique du jour. Il y avait, à l’angle de la cheminée, un homme obèse et blême qui gardait le silence par manière de dignité. On attendait avec déférence qu’il donnât son opinion. — On m’écrit de Paris, dit-il enfin d’une voix grasse et lourde, pesant ses mots, on m’écrit que la santé du roi est très altérée ; si le corps résiste encore, l’esprit s’affaisse. Lu grand esprit ! ajouta-t-il avec un respect hypocrite. Personne ne rend justice comme moi à la haute raison du roi : j’admire son génie, sa prudence, sa sagesse, et je vénère ses vertus ; mais le poids de l’âge courbe les plus fortes têtes. Ah ! messieurs, la jeunesse ! la jeunesse ! tout est là.

Toutes ces têtes chauves s’inclinèrent en signe d’assentiment. Quant au futur ministre, il se montra plein d’égards pour Lucien, il lui consacra toute sa soirée ; Lucien fut comblé d’attentions, de prévenances. Tout à fait séduit par ce grand enjôleur, il se laissait caresser, flatter, cajoler. Ils se plaisaient tous deux, ils se touchaient