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La bruyante gaieté des convives rappela Sabine à la réalité. Elle entendit les noms de Marcel et de la Sendrique qui revenaient encore au indien des quolibets. Indignée et toute frémissante, elle regarda fixement Lucien avec un visage irrité. Lucien admira ce regard enflammé par l’amour et la colère ; Mlle Sabine lui parut très belle, et dans l’animation singulière de toute sa personne il vit une certaine hardiesse de passion dont il fut ravi, puis, se croyant en grand succès auprès d’elle, il reprit étourdiment ses persiflages.

Elle s’était levée pour lui imposer silence, mais telle était son exaltation, qu’elle n’osait parler. Tout son être débordait de colère, elle redoutait de ne pouvoir en modérer la véhémence. C’était le premier cri de l’amour dans ce cœur tendre et sauvage. Avec tout son courage, elle s’efforçait de le retenir ; mais comment se tromper soi-même ? Elle fut saisie d’effroi en voyant à quel point déjà sa vie était tout envahie ; elle sentait cet amour monter en elle avec une violence qui la remplissait d’épouvante, elle résistait avec toutes les fiertés d’une âme éprise de liberté, elle cédait avec tout l’abandon d’une tendresse soumise ; en vain espérait-elle se dominer encore. Ainsi combattue entre l’indignation et la crainte de trahir son amour, retenue captive sous le charme et sous la terreur de cette jeune passion, indécise et tremblante, agitée par ses sentimens d’indépendance, oppressée en même temps par une félicité sans mesure, elle hésitait et se troublait de plus en plus. Lucien la contemplait avec des yeux ardens. Ebloui par l’éclat de cette beauté pathétique, hors de lui et se méprenant toujours, il jouissait de ces angoisses dont il ignorait la cause. Il la croyait vaincue, fascinée ; dans sa joie, il se versait de grandes rasades. Tout à coup le maire se dressa en sursaut, et, tapant des poings sur la table, cria de sa grosse voix : — Eh bien ! lieutenant, je crois que vous vous endormez ?

C’était sa manière de se réveiller à table, et comme on ne le contredisait guère, il demeurait convaincu que personne ne s’était aperçu de son sommeil. — Qui dort ici ? répondit M. Cazalis en se frottant les yeux, qui dort ? Holà ! holà ! moi, je suis comme les lièvres. Hum ! hum !

— Allons au grand air, reprit le maire ; la faculté de Montpellier ordonne formellement de sortir après le diner. Arrive, cadet…

Le bonhomme était déjà sur la terrasse, à la fontaine, la tête sous le jet et se lavant à grande eau. — Eh ! cadet ! criait-il, arrive, arrive…

Lucien s’était arrêté sur le seuil de la porte pour offrir son bras à Sabine. Il lui inspirait une telle répulsion, qu’elle vit une insolence dans cette simple politesse, et brusquement elle s’éloigna de quelques pas. — Eh ! mon neveu ! criait le maire, ici, par ici, tu vois bien que les chiens me sont dans les jambes. Arrive donc ! Faut-il que j’aille te chercher avec la fourche ?