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appelée deux fois, et ta ne m’as pas entendue. Hier pourquoi es-tu restée si longtemps dans le bois des Patvs ? Mens ici, ma Ninette, laisse-toi voir ; tourne-toi dans le jour. Nous avons les yeux battus et le teint brûlant ; nuit blanche, nuit blanche ! Tu l’aimes donc bien, ma pauvre Sabine ? Et depuis quand ? comment cela vous est-il venu, vous si retenue et si fière ?

Mlle Sabine était entrée avec l’intention arrêtée de ne rien cacher à sa tante, disposée à tout lui dire quand le moment serait venu, et très sincèrement, avec un entier abandon, comme une honnête fille qui n’a pas de secret pour sa mère. Cette démarche lui coûtait extrêmement ; elle n’avait pas hésité. Elle arrivait avec un grand élan, le cœur déchiré, et la tante l’accueillait avec des badinages, d’un ton plaisant, en personne amusée et curieuse. Étourdie par ce vif babil, froissée et blessée dans le sérieux de ses tristesses, Mlle Sabine sentait déjà s’éteindre tout désir de confidence ; le cours de ses pensées était changé. Maintenant ce qu’elle redoutait le plus, c’était de trahir ce secret qu’elle aurait voulu se cacher à elle-même. Dans son trouble, elle était convaincue qu’on lui parlait de Marcel, et toutes ces questions de la tante l’effrayaient ; mais la tante n’avait en vue que le neveu du maire : elle reprit son discours avec volubilité, et Mlle Sabine fut rassurée en entendant le nom de Lucien qui revenait au milieu des caquets de la bonne demoiselle. Décidée comme elle l’était alors à se tenir sur la réserve, Mlle Sabine avait tout intérêt à prolonger cette méprise. Rien n’eût été plus facile : la tante s’engageait de si bon cœur dans son petit roman ! Il n’y avait qu’à la laisser partir et courir trotte-menu à la suite de son idée. Sabine ne le voulut pas ; sa grande loyauté souffrait de cette équivoque, il lui répugnait d’en profiter. A diverses reprises, elle arrêta sa tante pour lui dire très nettement qu’elle détestait Lucien : la tante n’en voulut rien croire.

— Comme vous dites cela ! répondait-elle ; quel air ! quelle vois mordante, saccadée, comme une personne qui veut se dominer ? Vous ne l’aimez pas ? en êtes-vous bien sûre ? Tu as beau me répéter le contraire, je t’assure que tu en es folle, et j’en juge par cette insistance que tu mets à me démentir. Tu ne veux pas me tromper, je le sais, mais tu voudrais te faire illusion à toi-même ; la vieille tante le voit bien.

La tante s’obstinait dans son erreur ; pour en finir, il n’y avait qu’à prononcer le nom de Marcel : c’eût été le devoir de franchise. Sabine s’y résolut ; elle n’en trouva jamais la force. Tout ce qu’elle put faire, ce fut de dire avec un grand effort de courage : — Ma tante, je vous jure que vous vous trompez ; aujourd’hui ne m’en demandez pas davantage, demain vous saurez tout… Mais partons,