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il le faut… Si vous saviez ce que j’éprouve, vous ne me presseriez pas de questions… Vous ne m’avez pas comprise. Vous ne me comprenez donc pas ?

— Et pourquoi ne vous comprendrais-je pas ? s’écria la tante. Ah ! je ne vous comprends pas ! Qu’en savez-vous ? Tante Blandine n’y entend donc rien au sentiment ? Vous seule sans doute pouvez en parler ! Ces amoureux sont tous les mêmes ; ils s’imaginent toujours qu’ils ont inventé l’amour ; on dirait qu’ils sont le commencement du monde ! Vous vous figurez peut-être que tante Didine est née avec ses cheveux gris, ses rides, son tour, la patte d’oie et le menton de galoche, et que de son temps il n’y avait pas de jeunes cavaliers fort tendres et mieux tournés que ton Lucien ; on vous les a refusés bel et Lien. Alors comme aujourd’hui il fallait tenir son rang. On ne se marie pas pour soi, mais pour les familles. À vingt ans, le cœur vous chante, la tête vous part, on est amoureux à périr. Eh bien ! après ? On souffre, on pleure pendant des mois, des années, puis avec le temps tout s’arrange au mieux. Croyez-vous qu’aujourd’hui je donnerais ma chère liberté pour les plus beaux yeux du monde ? Allons, montrez du courage, ma fille, je ne veux pas qu’on s’attriste ainsi. Je suis furieuse que toutes ces larmes coulent pour un Lucien.

Sabine voulut l’interrompre ; alors la tante s’emporta. — Eh ! si j’en veux parler, moi, de ce Lucien ! Allez-vous peut être me donner des leçons de convenance et de savoir-vivre ? Prétends-tu me dicter mes paroles ou m’imposer silence à la façon de ton père ? Jean-de-Dieu te donne là un triste exemple. Oh ! c’est trop fort. Dès qu’on parle de M. Lucien, il faut prendre des gants. Ces gens-là ! des gens de rien ! Oui, oui, c’est ainsi. D’abord, rasseyez-vous et écoutez-moi, je le veux. Maintenant que vous m’avez mis le feu au sang, vous voudriez partir ; restez, restez, tu resteras ; je n’ai pas fini, tu m’entendras jusqu’au bout. Je vais te faire passer ton Lucien par un petit chemin où il n’y a pas de pierres. Tous vos airs et vos gestes d’impatience n’y font rien ; je dis ce qu’il me plaît de dire, et je sais parfaitement ce que je dis. Allez-vous par hasard m’apprendre l’histoire des familles ? La mère de Lucien n’était-elle pas une Tirart, et par les femmes une Boutournel ? Et les Boutournel vendaient des millasses et des oranges, de père en fils, non pas même en boutique, mais en plein air, avec une brouette de quatre sous, tous les vendredis au marché de la ville, derrière la fontaine de l’Ange, contre la maison où se trouve aujourd’hui le libraire. Est-ce clair ? Mais votre père ne sait rien de tout cela ; il a passé toute sa vie dans la marine, il ne connaît pas les familles ; alors de quoi se mêle-t-il ? Il ne faut mépriser personne, mais il faut tenir son rang. Ce sont des gens de rien, voilà mon opinion. Je suis comme saint