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— elle lui prouva sans peine que Lucien s’était toujours fort peu soucié de cette Mort de César ; elle alla jusqu’à dire qu’il était le seul obstacle dans ces affaires de tragédie, et dans son emportement elle promit son concours actif pour mener à bonne fin la grande entreprise.

M. Cazalis résistait encore, mais mollement ; cette volonté faible, dont on faisait le siège tous les jours, se lassait, fléchissait, et finit par capituler. Lorsqu’il donna son consentement aux projets de la tante, il crut faire un grand acte de courage en exigeant d’elle que Lucien serait remercié avec toute sorte d’égards et de ménagemens,

— le plus tard possible. La tante promit tout, et dans son besoin de répandre sa joie au dehors, elle courut raconter cette grande victoire à la Zounet.

— Et vous allez laisser remonter cette Mort de César ? dit la confidente. Vous ! quel malheur ! Et pour me faire encore tout saccager à la Pioline ! Oh ! non ! s’ils reviennent ici tous ces comédiens, j’aimerais mieux sortir de la maison.

— Comme tu es simple, ma pauvre Zounet ! lui répondit sa maîtresse, tu es bien de ton village. Promettre et tenir sont deux, grande sotte !

Au dehors, avec les étrangers, la tante était bien la personne la plus scrupuleuse qui eût jamais existé : esclave de sa parole, pour rien au monde elle ne se serait déliée des engagemens les plus téméraires ; mais vis-à-vis de son frère elle se croyait tout permis, elle aurait violé les sermens les plus solennels.

— Ah ! Zounet, reprit Mlle  Blandine, avec les hommes, crois-moi, il faut toujours avoir l’air de céder ; on consent à tout, puis on va de l’avant, comme si de rien n’était. Dès demain nous serons débarrassés de ce Lucien, et leur tragédie n’en a pas pour quinze jours dans le ventre. Soutiens-moi contre tous ces acteurs, et quand ils reparaîtront ici, nous leur ferons de telles avanies, qu’ils n’oseront plus revenir. Ce que femme veut, Dieu le veut. Rappelle-toi le docteur italien qui nous arriva de Bologne il y a dix ans ; mon frère en raffolait, il ne m’a pas fallu un mois pour le mettre à la porte. Allons, vite, c’est demain à deux heures que ce Lucien doit venir ; que tout soit, prêt, mon tour, le grand salon, ma robe puce ; pas une minute à perdre. Courez me repasser les collerettes.

Pendant que tout se décidait ainsi à la Pioline, Espérit de son côté ruminait de grands projets de guerre contre Lucien. Depuis quelques semaines, il lui était venu toutes sortes de tristesses en pensant à Mlle  Sabine ; il avait l’appréhension vague d’un grand danger qui la menaçait. Ces craintes le poursuivaient nuit et jour. Un soir, — le jour même où Mlle  Blandine arrachait à son frère le congé de Lucien, — un soir, en faisant cuire ses poteries, Espérit se sentit