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régénération de l’espèce humaine. Simples, honnêtes, gracieux, ils marchaient de pair avec ce qu’il y avait de plus respectable dans la bourgeoisie de leur bonne ville de Hambourg, et comme ils se sentaient assurés de l’estime publique, l’idée ne leur venait pas de s’ériger en pontifes. Rien de plus aimable que le tableau de la famille Ackermann tel que l’a tracé M. Müller. La maison s’élève en face de l’église Saint-Michel, propre, élégante, comfortable, avec sa grande porte de chêne bien luisante et les deux tilleuls qui décorent l’entrée; au dedans, tout est réglé avec ordre, tout est calme, joie sereine, étude sérieuse. Voyez l’excellente femme qui gouverne le ménage, c’est la veuve de Conrad-Ernest Ackermann, directeur du théâtre de Hambourg; son fils Frédéric-Louis Schroeder, né d’un premier lit, directeur et acteur à la fois, a recueilli pour l’agrandir la succession de son beau-père; les deux filles, Charlotte et Dorothée, soutiennent avec lui la gloire de la famille. Charlotte surtout est une admirable artiste : quelle grâce et quelle passion! Comme elle transforme ses rôles, comme elle leur communique une vie ardente dont l’auteur ne se doutait pas! D’un type vulgaire elle fait une physionomie idéale, d’un médiocre personnage d’Elias Schlegel ou de Brandès elle fait une héroïne qui serait le triomphe d’un poète. Aussi, quand les jeunes maîtres lui confieront, leurs œuvres, quand elle jouera l’Emilia de Lessing, quand Marie de Beaumarchais, dans le Clavijo de Goethe, exprimera par sa voix ses mélodieuses douleurs, Charlotte Ackermann aura une place, à côté de Lessing et de Goethe, dans la création de la scène allemande.

Charlotte était l’orgueil de cette ville de Hambourg, si fière déjà de son Klopstock et de l’hospitalité qu’elle avait donnée à l’auteur de Minna de Barnhelm. La souplesse de son génie se prêtait à toutes les exigences de la troupe et à tous les plaisirs du public. Dans la naïve organisation du théâtre naissant, l’art du comédien devait tout embrasser; Charlotte n’était pas un de ces talens artificiels qui ne savent jouer que d’un instrument et n’y font vibrer qu’une seule corde : vive et spirituelle dans ses rôles comiques, pleine d’élans passionnés dans le drame, on la voyait le lendemain danser une pantomime avec une suprême élégance. On se rappelle involontairement, à la lecture de ces jolis détails, cette actrice de l’hôtel de Bourgogne qui créait le rôle d’Andromaque en 1667 avec un si merveilleux succès, et dont Racine, l’année suivante, accompagnait en pleurant le convoi funèbre : l’Andromaque de Racine excellait aussi dans la comédie et la danse. Que manquait-t-il à Charlotte? Belle, innocente, respectée de tous, unissant la simplicité des vertus domestiques à l’enthousiasme sacré de la poésie, on l’aimait pour sa candeur juvénile autant qu’on admirait son génie.