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non solitaire, — il goûtait les voluptés réservées aux âmes qui méditent. Devant la vue intérieure de son esprit attentif et satisfait se déroulait alors une chaîne infinie de tableaux, de raisonnemens, de vérités et d’illusions. Arrangeant l’univers et composant l’homme en physicien, Bonnet concevait l’ordre providentiel en disciple de Leibnitz, et, conciliateur plus intrépide que l’auteur de la Théodicée, il trouvait moyen de tirer d’un sensualisme complet les conclusions spiritualistes les plus élevées, en dérobant à la destruction finale de chaque être créé je ne sais quel germe imperceptible, berceau des êtres nouveaux destinés à vivre éternellement sous une autre économie. Au-dessus de cette métaphysique périlleuse planait dans ses pensées un sentiment religieux très énergique et essentiellement chrétien, qui lui faisait défendre les miracles contre Rousseau et la Providence contre Voltaire.

Ce rôle de philosophe à la fois sensualiste et religieux, d’observateur et de penseur, de naturaliste et de chrétien, assure à Bonnet une place à part dans l’histoire littéraire de son temps, où il figurera toujours, quel que soit le sort définitif réservé à ses systèmes, comme un grand contemplateur de la nature et comme un sage. La tête méditative de ce courageux aveugle, sa physionomie tout empreinte de force intérieure et de bonté intéresseront encore lorsqu’on aura cessé de lire les dix-huit volumes de ses œuvres, où se pressent les vues, les idées, les inductions heureuses, et qui mériteraient peut-être qu’on fît pour le naturaliste genevois ce qu’un savant, qui est aussi un écrivain, a fait avec autant d’à-propos que de talent pour billion et pour Cuvier.

Peu de vies de philosophes assurément ont été plus uniformes que celle de Bonnet, qui, prolongée jusqu’aux limites de la dernière vieillesse, s’est écoulée tout entière, du premier au dernier jour, dans la petite république où il était né, à la campagne, dans le commerce étroit de sa famille et de quelques amis. Cependant, si la véritable histoire des savans et des penseurs de génie est l’histoire de leurs pensées et de leurs découvertes, la vie de Bonnet est assez riche en événemens pour mériter l’attention de ceux que les méditations de Descartes au fond de ses quartiers d’hiver frappent bien plus que son voyage à la cour de Suède, et qui préfèrent à l’auteur des Provinciales Pascal disputant à la souffrance et aux langueurs l’énergie de sa foi, le ressouvenir de ses pensées chrétiennes. D’ailleurs Bonnet a obtenu de son temps une part considérable de célébrité et de sympathie; il a eu ses contradicteurs violens et ses admirateurs enthousiastes ; il a tout à la fois servi et fécondé, contredit et contenu l’esprit de siècle. On peut même l’affirmer, l’influence de ses vues religieuses sur la création a pénétré plus qu’on ne s’en rend compte