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j’ai quelque chose à craindre de la Russie? Donnez-vous là-dedans, vous aussi? Sachez qu’il ne tiendrait qu’à moi de me jeter tout à l’heure dans les bras de cette puissance et dans ceux de l’Angleterre. Demandez à Suchtelen s’il voudrait vous dire ce qu’il a dans l’âme... Mais non, je ne veux pas me séparer de la France, je ne le ferai jamais; j’aime et je respecte l’empereur... Mais aussi que la France me laisse tranquille, qu’on ne m’opprime pas, que l’on craigne une nouvelle guerre de trente ans, et qu’on sache bien que je pourrais jeter cinquante mille brigands en Allemagne[1]... » La preuve qu’il y avait dans les paroles du prince, plus flatteuses pour le nouveau Gustave-Adolphe que pour ses sujets, quelque sincérité, c’est qu’il fit à Napoléon les mêmes propositions qu’il avait faites à Alexandre : il lui offrit ses services en échange de la Norvège.


« Le prince me fit prier le 5 de ce mois, écrit M. Alquier, de me rendre auprès de lui[2]. Il m’apprit qu’un banquier qui entretient une correspondance très suivie avec les premières maisons de Londres, et dont les informations sont généralement sûres, venait de le prévenir qu’on expédiait des ports d’Angleterre pour le Portugal un renfort de vingt-six mille hommes, et qu’on donnait à lord Wellington l’ordre de prendre l’offensive aussitôt que ce secours lui serait parvenu. Cette ouverture obligeante me donna lieu de rappeler à son altesse ce que je lui ai dit si souvent de l’influence du parti anglais à la cour. Il répondit qu’il en était frappé autant que moi, qu’il en était mécontent, et qu’il faisait tous ses efforts pour l’arrêter... Ici commença une sorte de discours sur le fond duquel son altesse était visiblement préparée : « Je vais vous dire franchement, me dit-il, ce qui bouleverse ici toutes les têtes. On se rappelle que pour l’intérêt de sa politique l’empereur a sacrifié la Suède en autorisant la conquête de la Finlande et même celle des Aland. Quand les états me choisirent, ils ne furent déterminés que par l’espérance de plaire à l’empereur et d’obtenir, comme premier effet du retour de ses bontés et de sa protection, le recouvrement de cette province, de sorte qu’à mon arrivée cette idée folle occupait tous les esprits. On se croyait tellement sur de la France, que le bruit courait déjà que j’allais conduire l’année suédoise en Finlande. Cette exaltation populaire durait encore quand, au nom de l’empereur, vous forçâtes la Suède à déclarer la guerre et à faire des règlemens prohibitifs, toutes mesures qui contrarièrent les intérêts des commerçans, des nobles et des grands propriétaires. Dès lors on jugea que mon avènement n’était pas un gage de l’appui de l’empereur, et que la Suède était passivement entraînée dans son système. L’opinion, d’abord toute française, changea subitement. Je ne puis dire jusqu’où elle ira; il est hors de mon pouvoir de la ramener, si l’empereur ne vient pas à mon secours, s’il ne prend pas sur ce pays un grand ascendant par ses bienfaits, s’il ne lui donne pas une possession qui le console de la perle de la Finlande, une frontière qui lui manque. Voyez, me dit-il en me montrant une carte

  1. Dépêche du 18 janvier 1811.
  2. Dépêche du 7 février 1811.