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souvenir. Retraçant la manière d’enseigner de ces habiles professeurs, leur ancien élève ajoute comme dernière louange : « Tous deux étaient attachés de cœur et d’esprit à la révélation; comme ils étaient laïques et qu’ils jouissaient de la plus grande réputation dans notre académie, ce qu’ils disaient en faveur de la révélation ne manquait point de frapper les écoliers, et ne contribuait pas peu à les prémunir contre les dangereux sophismes de l’incrédulité. »

Cependant le jeune étudiant lisait et relisait les Mondes de Fontenelle, revenait souvent aux notions pratiques de la Logique de Port-Royal, laissant le reste; en même temps il étudiait avec Cramer dans l’ouvrage de Voltaire les élémens de la philosophie newtonienne, Cramer lui en faisant le commentaire. Il était tout de feu pour ces études, mais la philosophie rationnelle repoussait ce jeune esprit, qui devait être un si hardi voyageur dans l’empire des abstractions métaphysiques. Lui-même en fait l’aveu dans une page remarquable.


« Je ne parvenais qu’avec beaucoup de peine à saisir un peu les notions abstraites et à les arranger dans mon cerveau. Elles étaient pour moi trop fugitives ou trop éthérées; quand je croyais les tenir à peu près, elles m’échappaient. C’était donc toujours avec répugnance, et uniquement pour satisfaire au devoir d’écolier ou aux statuts académiques, que je revenais à m’occuper de philosophie rationnelle. J’étais rebuté de cette foule de définitions, de distinctions qu’elle présente, et dont je ne découvrais pas le mérite ni le but. En un mot, mon esprit n’avait que peu ou point de prise sur ces choses-là. Eussiez-vous deviné, mon illustre ami, que ce jeune homme qui montrait si peu de dispositions pour la philosophie spéculative composerait un jour un Essai analytique sur les facultés de l’âme? Voyez combien on doit se défier des jugemens que portent les pères et les maîtres sur les talens de la jeunesse. Il est de ces talens qui demeurent longtemps cachés, et qui ne se développent qu’à l’aide de certaines circonstances qu’on ne saurait prévoir. Il en est de ces talens comme de ces graines qui demeurent ensevelies sous terre pendant plusieurs années sans germer et sans se corrompre, et qui, ramenées vers la surface par divers accidens, participent enfin aux bénignes influences du soleil et des pluies, et fructifient avec abondance. »


La vocation de l’observateur naturaliste se fit moins attendre. Ayant un jour ouvert le Spectacle de la Nature aux pages où le bon abbé Pluche décrit, en l’embellissant un peu, la belliqueuse et savante industrie du fourmilion, «je sentis à l’instant, dit-il, une sensation que je ne puis comparer qu’à celle que Malebranche éprouva à la lecture de l’Homme de Descartes. Je ne lus pas le livre, je le dévorai. Il me sembla qu’il se développait chez moi un nouveau sens ou de nouvelles facultés, et j’aurais dit volontiers que je ne faisais que commencer à vivre. »