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immenses solitudes à cinq cents milles de ses frontières, méprisant tous les indices, ne tenant compte ni du caractère de ses ennemis, ni de l’impatience et de la lassitude de l’Europe, ni du temps, de l’espace, du climat. On pouvait aisément profiter de ses fautes. Il fallait organiser des corps d’armée chargés de détruire toutes ses ressources en le combattant à la manière des anciens Parthes et des Scythes; il fallait soulever partout une résistance nationale, une guerre de fanatisme et de dévastation ! À ces conditions, et en n’admettant aucune paix avant que Napoléon ne fût rejeté sur la rive gauche du Rhin, on verrait le fragile édifice de sa puissance s’écrouler plus rapidement qu’il n’avait grandi. Napoléon, si brillant et si hardi pour l’attaque, se montrerait incapable d’effectuer une retraite de huit jours, et une défaite devait être indubitablement le signal de sa ruine. — On pourrait d’ailleurs servir Alexandre par une audacieuse diversion... Si Napoléon venait à menacer réellement Saint-Pétersbourg, Bernadotte lui-même se chargerait, avec ses Suédois, de faire une descente sur les côtes de Bretagne et de marcher droit sur Paris. Une adresse aux Français, au nom de la liberté, précéderait l’armée d’expédition, réveillerait de leur long silence le parti constitutionnel et même le parti républicain, et ce brusque réveil bouleverserait la France. La signature de Charles-Jean et celle de Moreau donneraient une physionomie française à l’entreprise. Pendant ce temps-là, on fermerait à Napoléon le passage de la Bérésina, et infailliblement on s’emparerait de sa personne; tout au moins répandrait-on la nouvelle de sa mort, qui suffirait pour qu’une fraction importante du sénat, Talleyrand et Fouché en tête, ne se fît pas scrupule de le déposer... La révolution était vaincue, mais elle n’était pas morte; elle vivait encore dans les souvenirs et dans les cœurs de toute une génération... « On peut bien dévaster la terre, on peut la remuer dans tous les sens, mais il y a quelque chose qu’on ne change pas, c’est le cœur humain; il porte en soi l’instinct de la liberté... Napoléon n’est que le général en chef de l’armée française, il n’en est pas le maître absolu; le soldat français ne connaît que son drapeau... L’Italie et l’Allemagne sont remplies de sociétés secrètes; vous en entendrez bientôt parler... Tous les amis de la liberté me tendront la main, et la suite de tout cela en France, ce sera une monarchie constitutionnelle, une république, qui sait[1] ?... »

Ce qui sait? introduit de la sorte dans cette péroraison jacobine, fixa l’attention d’Alexandre, à qui d’ailleurs l’idée d’une diversion au cœur même de la France semblait admirable. « Il vous faut,

  1. M. Bergman donne dans son livre tous es curieux entretiens, d’après les papiers le Bernadotte. Rien de plus authentique.