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méprenne pas! cet art et ce goût, dont il est permis de s’enorgueillir, ne sont pas non plus un don local, circonscrit dans l’enceinte d’une ou deux villes; c’est à la France entière qu’il appartient, c’est une propriété commune, où tous concourent et dont chacun jouit. On les retrouve ailleurs, cet art et ce goût, sous d’autres formes et avec d’autres élémens, en Alsace dans les toiles peintes, à Paris dans l’ébénisterie et les bronzes, sur d’autres points dans le travail varié des tissus et des métaux; ils sont pour ainsi dire dans l’air et donnent le souffle à toute l’industrie française. Le fabricant lui-même n’est là qu’un agent et un serviteur du sentiment public, porté par la vogue quand il y obéit, délaissé quand il le méconnaît, astreint à des efforts constans et à des risques sans cesse renouvelés, ne pouvant s’arrêter dans sa marche sans être dépassé, ni commettre d’erreurs sans les payer de sa fortune.

Voilà ce qu’est cette souveraineté du goût, la plus troublée et la plus mobile qui soit au monde, (/est à ce prix que l’industrie des soieries a vécu et grandi parmi nous; c’est à ce prix qu’elle a gardé son rang et mis sa bannière hors d’atteinte. On a pu, en Allemagne et en Suisse, descendre plus bas que le bon marché et réunir les élémens d’une fabrication plus économique; on a pu, dans le royaume-uni, arriver au même but par le mélange des matières et l’emploi de mécanismes ingénieux : ce qu’on n’a trouvé nulle part, ce qu’on n’enlèvera ni à Lyon ni à la France, c’est cet esprit d’invention incessamment éveillé, cette imagination si active et si sûre d’elle-même, ce choix heureux de formes, cette variété de dessins, cet éclat et cette solidité de couleurs auxquels tous les marchés du globe paient un tribut si légitime et si bien justifié; c’est surtout et avant tout la tradition, le nom consacré, la puissance acquise. De pareils avantages ne se perdent pas en un jour, même quand on s’en prévaut pour rester immobile. Et pour la cité lyonnaise ce n’est pas le cas; elle travaille comme si elle n’était pas arrivée, comme si elle avait sa réputation et sa fortune à faire. Elle n’a point à compter avec l’étranger, soit; mais elle doit compter avec la France, et cela suffit : elle trouve dans son sein même le plus sûr des aiguillons, cette divinité capricieuse que l’on nomme la mode, devant laquelle il faut s’incliner sous peine de châtiment. De là des métamorphoses, une ardeur de découvertes, un besoin de changement, qui sont, pour l’industrie des soieries, la condition même de son existence, et, en l’obligeant à de perpétuelles évolutions sur elle-même, accroissent et assurent son empire au dehors.