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ville. Si j’étais en fonds comme toi, je l’achèterais pour le caporal… Tu as vendu tes moutons hors de prix, et l’on sait que l’argent ne te pèse guère.

Triadou se laissa complimenter longuement sur sa générosité, et comme chez lui la vanité l’emportait sur l’avarice, il acheta le costume de Robin ; il aurait acheté toute la friperie, pour peu qu’on l’eût poussé.

Dans la soirée, il y eut exhibition de costumes à la Mule-d’Or. Robin prit le Voltaire et se mit à déclamer des tirades « à l’instar de Paris. » Son succès fut grand ; on but à outrance, les têtes s’échauffèrent, et la reprise de la tragédie fut votée d’acclamation.

Le lendemain, il y avait dîner à la Pioline. Au dessert, on annonça la députation de la Mule-d’Or. Le notaire Giniez eut l’imprudence de leur dire : — Eh quoi ! y pensez-vous encore à cette Mort de César ? Mais, malheureux, comment ferez-vous sans Lucien ? — Ce propos du notaire revint à la Mule-d’Or commenté, grossi, et prit les proportions d’un défi ; les amours-propres se piquèrent, et, dans leur désir de donner une bonne leçon aux bourgeois du pays, tous les acteurs se remirent à leurs rôles ; Perdigal lui-même prit à cœur le succès de la tragédie.

Sur ces entrefaites, il se trouva que la tante Blandine fut conviée à Methamis pour un baptême. Elle avait déjà, de ci de là, quatorze filleules, toutes vouées au blanc et toutes dotées à leur naissance d’un brillant trousseau. Quand il s’agissait de confectionner ces belles layettes des filleules, tout le manoir des Cazalis était en révolution. La tailleuse Rosine arrivait avec une bande d’apprenties, et pendant quinze jours la Pioline était changée en atelier de couture ; la Zounet, la fermière, Mlle Sabine elle-même, étaient placées sous les ordres de la belle Rosine, et, toute affaire cessante, on travaillait pour la nouvelle filleule. Du matin au soir, des rires et des chansons ; la maison n’était plus tenable, partout des ouvrières et des chiffons ; le père Cazalis ne savait où donner de la tête ; on lui enlevait sa fille, il n’y avait plus d’heures pour les repas, on dînait à la diable ; personne ne s’occupait de lui, ni pour le gronder ni pour le soigner. Il était libre. — Eh ! si votre filleule allait être un garçon ? disait le lieutenant. À quoi la tante répondait en haussant les épaules : — Est-ce que les lunes m’ont jamais trompée ? — Elle avait de petits calculs à elle pour deviner la naissance des filles, et de fait elle ne se trompait jamais dans ses prédictions, à tel point que, dans les familles privées de garçons, on l’accusait très positivement de maléfice, et quand il survenait une fille, on disait : — Cette vieille tante de là-bas dans son arche de Noé, avec ses lunes, nous n’avons plus de garçons !