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À l’occasion de cette filleule de Methamis, il y eut donc, comme toujours, grand remue-ménage à la Pioline, et, sans que Mlle  Blandine y prît garde, le lieutenant put aller tous les jours à Lamanosc, dans les cabarets, conférer avec ses chers tragédiens. M. Cazalis était très aimé des paysans, il fut donc d’un grand secours à Espérit. Sa présence mit fin à tous les malentendus ; d’autorité, il imposa tous les changemens nécessaires, il obtint sans conteste des remaniemens de rôles réputés impossibles huit jours plus tôt. Quand la layette fut terminée, la tante Blandine partit pour son quinzième marrainage, en compagnie de sa nièce et de la Zounet, et le lieutenant mit à profit ces deux jours d’absence pour faire un coup à sa tête : il donna un grand banquet à la Pioline ; tous les acteurs y furent convoqués, jusqu’aux figurans. Les dernières difficultés furent enlevées à table entre deux vins ; la nouvelle distribution des rôles se fit au dessert, le verre à la main, et dans la matinée du dimanche un grand tableau, dont le double resta déposé aux archives communales, fut affiché en mairie par les soins du sergent Tistet. Ce tableau n’était que le résumé d’un travail général que le sergent Tistet avait entrepris et mené à réussite. On pouvait consulter chez lui un immense registre, tenu, comme un livre de caisse, en partie double, où tous les acteurs avaient leur compte arrêté, acte par acte, scène par scène ; les vers et les hémistiches de chacun s’y trouvaient énumérés en leur ordre, dans des cases distinctes, ainsi que des valeurs additionnées par francs et centimes. Après le personnage de Cinna, le tableau ne désignait plus les acteurs que par des chiffres. Tistet pensait que, ces figurans n’ayant pas de nom dans la pièce de Voltaire, ils ne devaient plus avoir de nom d’homme dans la vie privée.

Cette réaction, favorable à la tragédie, coïncidait avec l’approche de la Saint-Antonin. Pressés par le temps, les tragédiens s’étaient mis résolument à leurs rôles, comme de bons ouvriers de tout cœur à leur tâche. Des vieilles haines, des querelles de parti, des factions, des discordes, il n’en était plus question. Ce bon accord réjouissait Espérit tout autant que le succès de la Mort de César, qui de jour en jour prenait tournure. Ces grands travailleurs, qui, dès l’aube jusqu’à la nuit, restaient en chantier, prenaient sur leur sommeil pour étudier et s’exercer entre eux ; ceux qui n’avaient que des rôles muets, tels que les licteurs, les sénateurs, les Romains, n’étaient pas les moins assidus aux répétitions. Ils s’étaient tellement identifies avec leur tragédie, qu’ils n’en voulaient pas perdre un seul mot.

Dans la dernière quinzaine qui précéda la fête, les acteurs se réunissaient tous les soirs à la mairie. Les dimanches et les jeudis, on répétait à la Pioline ; Sabine évitait de se trouver à ces