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À peine quelques mots ont-ils été échangés entre eux, que Basil, avec ce tact particulier dû à la fréquentation d’un certain monde, reconnaît dans M. Mannion, — c’est le nom sous lequel lui apparaît ce nouveau personnage, — non pas seulement l’intelligence supérieure d’un homme rompu aux affaires, mais ce tact parfait, cette possession de soi-même, cet à-propos dans le silence et la parole qui caractérisent le véritable gentleman. Comment un pareil homme se trouve-t-il le subordonné du vulgaire Sherwin ? Quelles circonstances l’ont jeté, hors de sa voie naturelle, dans cette obscure situation ? D’où vient-il ? à qui a-t-il tenu ? Mannion est-il son vrai nom ? Toutes ces questions restent sans réponse. M. Sherwin a reçu chez lui, sur la recommandation d’une personne sûre, et à la condition de ne pas chercher de renseignemens ultérieurs, ce commis dont le zèle et le talent ont gagné peu à peu sa confiance. Mannion est rigoureusement exact dans l’accomplissement de ses fonctions : sa vie est retirée, sa conduite est exemplaire, et sa probité irréprochable ; son instruction variée, il l’a mise gratuitement au service de son avide patron, qui a fait de lui le précepteur de Margaret. Que lui demander de plus ?

Inquiété dès l’origine par l’espèce de mystère qui plane autour de cet individu, Basil s’accoutume par degrés à ses manières un peu froides, mais parfaitement dignes, et de nature, par leur réserve même, à commander peu à peu sa confiance. Mannion, initié comme de raison à tous les secrets de la famille, ne s’en prévaut que pour offrir une seule fois ses services à Basil. D’assez désagréables débats s’élèvent parfois entre M. Sherwin et son gendre, l’un s’attribuant volontiers plus d’autorité qu’il ne devrait, l’autre subissant à regret une tyrannie de si bas étage. Mannion a suivi de l’œil ces déchiremens domestiques, et, le moment venu, avec une mesure parfaite, il offre à Basil d’intervenir, non certes ouvertement, mais en usant, à l’insu de M. Sherwin, de l’influence que celui-ci lui a laissé prendre sur toutes ses déterminations. L’offre est tout d’abord acceptée à grand’peine ; mais Mannion a pu calculer que telle ou telle circonstance la rendrait précieuse. Cette prévision se réalise. Pour obtenir de M. Sherwin le sacrifice d’une détermination qui l’offusque, Basil a recours à Mannion, et devient son obligé nonobstant les préventions instinctives et la vague jalousie que cet homme lui avait d’abord inspirées.

L’année d’épreuve se continue ainsi, semée de mille incidens qu’il faut aller chercher dans le livre même, dont ils font le mérite. L’existence de Basil, durant ce temps critique, n’est pas à beaucoup près celle qu’il appelait de ses vœux. Le bonheur qu’il trouve auprès de cette jeune et belle femme, liée à lui par d’irrévocables vœux, et qui va bientôt lui appartenir tout entière, ce