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conserver au dénoûment ce qu’il a de mélodramatique et d’exagéré. Le mérite du roman est dans les détails, dans le choix des épisodes, dans la logique et l’enchaînement de la narration. Les personnages que met en scène M. Wilkie Collins sont plus vrais que la fable même. Le père de Basil est un excellent type de la caste qu’il est appelé à représenter. Il en a les vertus, quelquefois semblables à des vices : il n’y manque guère que les ridicules, et encore sont-ils parfois assez finement indiqués. La gent de commerce, bouffie de son opulence si souvent mal acquise, servile envers les nobles qu’elle jalouse, rogne envers ceux qu’elle prime, étalant volontiers son despotisme de boutique, portant l’habitude du calcul égoïste dans toutes les transactions de la vie, est peinte au naturel dans le père de Margaret. En regard de lui, et servant à le mettre en lumière, se trouve placée la pâle figure de mistress Sherwin, pauvre femme annulée par la tyrannique volonté de son mari, pauvre mère qui, sans oser parler, voit se préparer et s’accomplir sous ses yeux le déshonneur de sa fille. Témoin muet des infamies de Mannion, mais attérée par la puissance infernale dont elle l’a toujours vu investi, elle tente à peine çà et là, par quelques paroles ambiguës, de donner l’éveil aux soupçons qui mettraient Basil sur ses gardes. Pour qu’elle sorte du silence où s’est réfugiée sa timide nature, il faut que la main de la mort vienne l’affranchir du joug domestique sous lequel le sort l’a placée. Le sentiment de l’équité l’emporte alors sur toute crainte, sur toute sujétion, et ce pâle spectre se dressant sur son lit d’agonie pour dénoncer elle-même l’ignoble trahison dont sa fille a été la complice est d’un puissant effet dramatique. À l’arrière-plan du tableau, Ralph, le frère aîné de Basil, est encore une physionomie très bien comprise et très bien rendue. Après une jeunesse fougueuse qu’il a dépensée sur le continent en folies, en élégances de toute sorte, Ralph revient définitivement en Angleterre à l’état de taureau dompté, de lion sans griffes, de viveur mis au pas. Une coquette française, d’âge un peu mûr, mais de volonté ferme et suivie, s’est chargée de le métamorphoser ; elle a fait de Ralph le mieux discipliné des époux. Il la suit comme un épagneul bien dressé, se garderait de rentrer trop tard pour le dîner, s’astreint à une grande économie de toilette afin de ne pas grever le budget du ménage, et (sacrifice encore plus grand) consent à jouer du violon pour accompagner madame quand elle se met au piano. Une grande bonté de cœur et quelques restes de verve universitaire, de bonne humeur britannique, que son éducation parisienne n’a pu complètement effacer, mitigent heureusement le ridicule du personnage, et de ce qui eût pu être une caricature font un portrait dont l’original existe quelque part, nous en avons la très