Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/881

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pouvoirs, au spirituel comme au temporel ! Autocrate et pape, il est le maître de tout et de tous, biens, corps et âmes. L’idée de la souveraineté en Russie contraste ainsi profondément avec l’idée qu’en a conçue l’Europe moderne.

La noblesse russe ne ressemble point non plus à ce que les autres pays entendent par ce mot. Elle n’a jamais été complètement ni une féodalité, ni une aristocratie. On peut dire qu’aujourd’hui elle n’est plus qu’un grade. Sauf un petit nombre de familles tartares converties et de favoris parvenus, elle se compose des débris d’anciennes maisons princières, divisées et morcelées par l’effet de la loi des apanages, qui est la base de la législation civile en Russie. Dans le reste de l’Europe au contraire, le droit de conquête et le droit d’aînesse ont été les bases de l’établissement féodal. Les privilèges politiques de la noblesse russe sont entièrement annulés, et ses droits civils tellement circonscrits, qu’ils la laissent vis-à-vis de la couronne dans une position peu différente de celle de ses propres serfs vis-à-vis d’elle-même. La noblesse russe, qui jadis désignait et proclamait le tsar, n’est plus qu’un instrument passif entre les mains de l’empereur.

La classe des marchands, qui représente en Russie la bourgeoisie ou classe moyenne, est à l’état de formation et en voie d’acquérir de l’importance par la richesse, produit du travail. Elle est encore divisée en plusieurs catégories, dont la plus élevée jouit déjà de quelques privilèges qui la rapprochent de la noblesse (dans laquelle elle aspire à s’infiltrer), tandis que la plus infime s’élève peu au-dessus de la classe servile, dont elle absorbe les rares affranchis.

Viennent ensuite les serfs. Le servage n’est pas en Russie ce qu’il a été dans l’Europe centrale et occidentale, un résultat de la conquête. Les serfs russes ne sont point les descendans d’une race vaincue et asservie. Ce sont les fils des cultivateurs primitifs du sol, de même race que leurs maîtres, qu’ils appellent pères, même lorsqu’ils en sont le plus maltraités. Ces maîtres eux-mêmes leur donnent le nom de frère, tout en leur commandant les plus rudes travaux ou en les faisant bâtonner. Cette classe infortunée s’est trouvée réduite en servitude par les empiétemens successifs de ceux qui n’étaient d’abord que ses supérieurs ou ses gouvernans. Opprimés de plus en plus à mesure que la classe noble s’affaiblissait politiquement sous l’action envahissante du pouvoir central et s’appauvrissait par l’effet de la loi des successions, les paysans russes ont fini par tomber dans un complet servage vers le temps même où les serfs de l’Occident entrevoyaient leur prochain affranchissement.

Telles sont les différences qui séparent la Russie du milieu social et politique où se sont développées les autres nations de l’Europe. Le climat l’isole et lui impose une lutte incessante contre la nature ; il entrave le développement intellectuel des populations, qui revêt