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Ici commence l’incertitude. Ce n’est pas que les poétiques manquent ; elles se multiplient au contraire, et elles ne font qu’ajouter à la confusion par leur incohérence même, quand elles ne sont pas tout simplement la corruption des théories et des tendances qu’elles ont l’ambition de remplacer. Que font en effet beaucoup des novateurs de l’heure actuelle ? La plupart sont des imitateurs qui vivent d’une inspiration épuisée, et se bornent à donner des noms nouveaux à des inventions anciennes. Comme il y a de petits poètes, il y a de petits conteurs, de petits romanciers. M. Louis Ulbach publiait récemment un récit, Suzanne Duchemin ; il faisait plus, et prétendait, dans une préface, tracer au roman une route nouvelle, lui indiquer la source où il pouvait se rajeunir. On peut facilement admettre le point de départ de M. Ulbach. — Rien n’est plus vrai, ce qu’on nomme le réalisme est moins une création intellectuelle qu’une vulgaire reproduction, sans originalité et sans vie. La fantaisie n’est qu’un frivole et bizarre enfantillage d’imagination. La littérature à images n’a enfanté que des mots et des riens sonores ; elle n’entrevoit que la forme, l’éclat extérieur des choses. La littérature qui affecte une couleur politique n’est point une littérature, c’est un pamphlet, une spéculation sur les passions de secte et de parti. — Où donc l’auteur place-t-il son idéal ? Le croirait-on, c’est dans les œuvres de Balzac, de l’écrivain qui, avec de rares qualités d’observation sans doute, a le plus contribué à la corruption de l’art contemporain. Que le romantisme soit en voie de transformation, cela peut être ; qu’il apparaisse aujourd’hui agrandi et purifié, et que Balzac soit le révélateur de l’ère nouvelle, c’est ce dont on peut douter, comme aussi M. Ulbach donne un étrange spécimen de la rectitude de son jugement en ne voyant que stérilité et indigence dans l’auteur de Rolla et dans l’auteur de Colomba, qu’il place dans la littérature à idées !

Au fond, le plus clair des vues de M. Ulbach, c’est qu’il ne faut être exclusivement d’aucune école, qu’il faut réunir le mouvement et la rêverie, l’idée et l’action, et qu’il faut faire de bons romans, ce qui n’est peut-être pas d’une extrême nouveauté. L’œuvre de M. Ulbach justifie-t-elle sa théorie ? L’œuvre, de pauvre invention vraiment, est une histoire fort simple, peu accidentée, avec quelques personnages, tels qu’un jeune homme inquiet et rêveur, une femme déjà âgée et dévorée de tous les feux de l’amour, puis autour — ce que l’auteur appelle les comparses, représentant le devoir, la vie réelle, les préjuges du passé, le monde de la propice. M. Ulbach s’élève avec raison, dans sa préface, contre les passions excentriques et folles qui remplissent le roman depuis vingt ans. Qu’est-ce donc que cette Suzanne Duchemin qui sur son déclin porte dans ses veines la flamme d’une passion qu’elle n’ose avouer ? L’auteur appelle Mme Duchemin une sainte Thérèse laïque : c’est plutôt une sainte Thérèse sensuelle, ce qui est tout le contraire de la pure et chaste mystique, — et c’est ainsi que dans la théorie comme dans l’œuvre, dans l’idée comme dans l’expression, apparaissent ces faiblesses, ces incertitudes et ces incohérences dont nous partions.

Où donc est le symptôme de cette vie nouvelle à laquelle les esprits aspirent ? Est-ce dans les récits que M. Laurent Pichat réunit sous le titre de Cartes sur table ? L’auteur du moins ne fait pas de préface : il laisse ses his-