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ne pas le donner ici, après avoir bien averti que, si le fond a quelque vérité, la couleur en est exagérée à plaisir : « Je n’ai jamais vu qu’elle, dit-il[1], en qui la vivacité suppléât au jugement. Elle lui donnoit même assez souvent des ouvertures si brillantes qu’elles paroissoient comme des éclairs, et si sages qu’elles n’eussent pas été désavouées par les plus grands hommes de tous les siècles. Ce mérite toutefois ne fut que d’occasion. Si elle fût venue dans un siècle où il n’y eût point eu d’affaires, elle n’eût pas seulement imaginé qu’il y en pût avoir. Si le prieur des chartreux lui eût plu, elle eût été solitaire de bonne foi. M. de Lorraine la jeta dans les affaires, le duc de Buckingham et le comte de Holland l’y entretinrent, M. de Châteauneuf l’y amusa. Elle s’y abandonna parce qu’elle s’abandonnoit à tout ce qui plaisoit à celui qu’elle aimoit, sans choix, et purement parce qu’il falloit qu’elle aimât quelqu’un. Il n’étoit pas même difficile de lui donner un amant de partie faite ; mais dès qu’elle l’avoit pris, elle l’aimoit uniquement et fidèlement, et elle nous a avoué, à Mme de Rhodes et à moi, que par un caprice, disoit-elle, elle n’avoit jamais aimé ce qu’elle avoit estimé le plus, à la réserve du pauvre Buckingham. Son dévouement à la passion qu’on pouvoit dire éternelle, quoiqu’elle changeât d’objet, n’empêchoit pas qu’une mouche lui donnât des distractions[2] ; mais elle en revenoit toujours avec des emportemens qui les faisoient trouver agréables. Jamais personne n’a fait moins d’attention sur les périls, et jamais femme n’a eu plus de mépris pour les scrupules et pour les devoirs ; elle ne connoissoit que celui de plaire à son amant. » De cette peinture, qui eût fait envie à Tallemant, retenez au moins ces traits frappans et fidèles : le coup d’œil prompt et sûr de Mme de Chevreuse, son courage à toute épreuve, sa loyauté et son dévouement en amour. D’ailleurs Retz se trompe entièrement sur l’ordre de ses aventures, il en oublie et il en invente ; il a l’air de regarder comme des bagatelles les événemens auxquels les passions de Mme de Chevreuse lui firent prendre part, tandis qu’il n’y en a pas eu de plus grands, de plus tragiques même. Laissons là le ton léger et railleur, et mettons à sa place la vérité.

La jeune reine Anne d’Autriche et sa jeune surintendante, qui étaient à peu près du même âge, ne s’occupèrent d’abord que de passe-temps frivoles. Anne, négligée par son mari, trouvait sa consolation dans la société et dans l’humeur vive et enjouée de Mme de Chevreuse. Elles passaient leur vie ensemble, et se faisaient de toutes

  1. Tome Ier de l’édition d’Amsterdam, 1731, p. 219.
  2. Cette grande accusation n’a pas la portée qu’où lui pourrait donner : elle signifie seulement que Mme de Chevreuse « étoit distraite dans ses discours, » comme nous l’apprend Mme de Motteville, t. Ier, p. 198.