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Châteauneuf avait alors cinquante ans[1], et le sentiment qu’il avait conçu pour Mme de Chevreuse devait être une de ces passions fatales qui précèdent et qui marquent la fuite suprême de la jeunesse. Pour Mme de Chevreuse, elle partagea dans toute leur étendue les dangers et les malheurs de Châteauneuf, et jamais plus tard elle ne consentit à séparer sa fortune de la sienne. Elle portait au moins dans ses égaremens ce reste d’honnêteté, que, lorsqu’elle aimait quelqu’un, elle l’aimait avec une fidélité sans bornes, et que l’amour passé, il lui en demeurait une amitié inviolable. Déjà, depuis quelque temps, Richelieu s’était aperçu que son garde des sceaux n’était plus le même. On dit que pendant une maladie dont le cardinal pensa mourir, Anne d’Autriche donna un bal, et que Châteauneuf y parut et y dansa[2], folie insigne qui éclaira et irrita Richelieu. Au milieu de février 1633, le garde des sceaux fut arrêté, et tous ses papiers saisis. On y trouva cinquante-deux lettres de la main de Mme de Chevreuse où, sous des chiffres faciles à pénétrer et à travers un jargon transparent, on reconnaissait les sentimens de Châteauneuf et de la duchesse. Il y avait aussi beaucoup de lettres du chevalier de Jars, du comte de Holland, de Montaigu, de Puylaurens, du duc de Vendôme et de la reine d’Angleterre elle-même. Ces papiers furent apportés au cardinal, qui les garda ; après sa mort, on les trouva dans sa cassette, et ils arrivèrent ainsi en la possession du maréchal de Richelieu, qui les communiqua au père Griffet pour son Histoire du règne de Louis XIII. Une copie assez ancienne est aujourd’hui entre les mains de M. le duc de Luynes, dont l’esprit est trop élevé pour songer à dérober à l’histoire les fautes, d’ailleurs bien connues, de son illustre aïeule, surtout quand ces fautes portent encore la marque d’un noble cœur et d’un grand caractère. Nous avons pu examiner à loisir ces curieux manuscrits, et particulièrement les lettres de Mme de Chevreuse. On y voit que Richelieu était fort empressé auprès d’elle, qu’il lui rendait des soins, qu’il était jaloux[3] de Châteauneuf, et que celui-ci s’alarmait des ménagemens qu’elle gardait envers le premier ministre pour mieux cacher leur commerce et leurs trames. On ne lira pas sans intérêt divers passages de ces lettres encore inédites où se montre l’esprit délié à la fois et audacieux de la duchesse, son empire sur le garde des sceaux, et la haine

  1. Il était né en 1580. On admirable portrait au crayon de D. Demonstier, gravé par Ragot, le représente en garde des sceaux, d’une mine ferme et relevée.
  2. Mémoires de Richelieu, t. VII, p. 248 ; note de l’éditeur.
  3. La jalousie de Richelieu contre Châteauneuf parait dans cet endroit des Mémoires de La Porte, ibid., p. 322 : « Le cardinal m’interrogea fort sur ce que faisoit la reine, si M. de Châteauneuf alloit souvent chez elle, s’il y étoit tard, et s’il n’alloit pas ordinairement chez Mme de Chevreuse. »