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s’enfuit de Touraine pour gagner l’Espagne à travers tout le midi de la France.

Elle ne voulut d’autre confident que son vieil adorateur, l’archevêque de Tours, Bertrand de Chaux. Comme il était du Béarn et avait des parens sur la frontière, il lui donna des lettres de créance avec tous les renseignemens nécessaires et les divers chemins qu’elle devait prendre ; mais, pressée de fuir, elle oublia tout, partit le 6 septembre 1637 en carrosse comme pour faire une promenade, puis, à neuf heures du soir, monta à cheval déguisée en homme, et au bout de cinq ou six lieues elle se trouva sans lettres et sans itinéraire, sans femme de chambre, et suivie seulement de deux domestiques. Elle ne put changer de cheval pendant toute la nuit, et le lendemain elle arriva, sans avoir pris une heure de repos, à Ruffec, à une lieue de Verteuil, où demeurait La Rochefoucauld. Au lieu de lui demander l’hospitalité, elle lui écrivit le billet suivant : « Monsieur, je suis un gentilhomme françois et demande vos services pour ma liberté et peut-être pour ma vie. Je me suis malheureusement battu. J’ai tué un seigneur de marque. Cela me force de quitter la France promptement, parce qu’on me cherche. Je vous crois assez généreux pour me servir sans me connoître. J’ai besoin d’un carrosse et de quelque valet pour me servir[1]. » La Rochefoucauld lui envoya ce qu’elle désirait. Le carrosse lui fut d’un grand secours, car elle était épuisée de fatigue. Son nouveau guide la conduisit sur-le-champ à une autre maison de La Rochefoucauld, où elle arriva au milieu de la nuit ; elle laissa là le carrosse et les deux domestiques qui l’avaient accompagnée, et repartit à cheval, se dirigeant vers la frontière d’Espagne. Dans l’état où elle se trouvait, la selle de sa monture était toute baignée de sang : elle dit que c’était un coup d’épée qu’elle avait reçu à la cuisse. Elle coucha sur du foin dans une grange et prit à peine quelque nourriture. Mais aussi belle, aussi séduisante sous le costume noir d’un cavalier que dans les brillans atours de la grande dame, les femmes, en la voyant, admiraient sa bonne mine ; pendant cette course aventureuse, elle fit malgré elle autant de conquêtes que dans les salons du Louvre, et, ainsi que le dit La Rochefoucauld, elle montra « plus de pudeur et de cruauté que les hommes faits comme elle n’ont accoutume d’en avoir[2]. » Une fois elle rencontra

  1. Extrait de l’information faite par le président Vignier de la sortie de madame de Chevreuse hors de France, avec diverses pièces à l’appui, Bibliothèque Nationale, collection Du Puy, n° 499, 500, 501, réunis en un seul volume.
  2. La Rochefoucauld, p. 356. Tallemant, t. I, p. 250, raconte les traits les plus singuliers, mais nous ne rapportons que les faits certains et authentiques. Extrait de l’information, etc. : « Une bourgeoise de ce bourg-là passa fortuitement et la vit couchée sur ce foin et s’écria : Voilà le plus beau garçon que je vis jamais ! Monsieur, dit-elle, venez vous en reposer chez moi ; vous me faites pitié, etc. »