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furent expédiés, non pour l’arrêter, mais pour la retenir. M. de Chevreuse fit courir après sa femme l’intendant de leur maison, Boispille, avec l’assurance qu’elle n’avait rien à craindre. Le cardinal envoya aussi le président Vignier, pour lui porter non-seulement la permission de résider à Tours en pleine liberté, mais l’espérance de revenir bientôt à Dampierre. En même temps Vignier avait l’ordre d’interroger le vieil archevêque, ainsi que La Rochefoucauld et ses gens, et d’en tirer tous les renseignemens qui pouvaient éclairer le ministre[1]. Ni Boispille ni Vignier ne purent atteindre la belle fugitive, et elle avait touché le sol de l’Espagne, que le président arrivait à peine à la frontière. Il voulut du moins remplir sa mission autant qu’il était en lui, et il envoya un héraut, sur le territoire espagnol, signifier à Mme de Chevreuse le pardon du passé et l’invitation de revenir en France. Elle n’apprit toutes ces démarches que lorsqu’elle était déjà à Madrid.

On comprend l’accueil que fit le roi d’Espagne à l’intrépide amie de sa sœur. Il avait envoyé au-devant d’elle plusieurs carrosses à six chevaux, et à Madrid il la combla de toute sorte de marques d’honneur. Mme de Chevreuse avait alors trente-sept ans. À tous ses moyens de plaire elle joignait le prestige des aventures romanesques qu’elle venait de traverser, et l’on dit que Philippe IV grossit le nombre de ses conquêtes[2]. Elle était déjà tout Anglaise et toute Lorraine ; elle devint Espagnole. Elle se lia avec le comte-duc Olivarès, et prit un grand ascendant sur les conseils du cabinet de Madrid. Elle le dut sans doute à son esprit et à ses lumières, mais particulièrement à la noble fierté qu’elle déploya en refusant les pensions et l’argent qu’on lui offrait, et en parlant toujours de la France comme il appartenait à l’ancienne connétable de Luynes[3]. Néanmoins quelque agrément que lui donnât en Espagne la faveur déclarée du roi, de la reine et du premier ministre, elle n’y demeura pas longtemps. La guerre des deux pays rendait sa situation trop délicate ; ses lettres pénétraient difficilement en France ; on n’osait

  1. Ce sont ceux que Du Puy a recueillis et dont nous avons fait usage pour établir notre récit, en nous aidant aussi du récit de Richelieu et de celui de La Rochefoucauld. C’est en cette occasion que La Rochefoucauld fut mis huit jouis à la Bastille. Voyez ses Mémoires et surtout la Jeunesse de madame de Longueville, 3e édit., chap. IV, p. 279, etc., et l’Appendice, p. 467, etc.
  2. Mme de Motteville, tome Ier, p. 93.
  3. Bibliothèque nationale, Manuscrits de Colbert, affaires de France, in-fol. t. II. fol. 9. Mémoire de ce que Madame de Chevreuse a donné charge au sieur de Boispille de dire à monseigneur le cardinal : « Elle ne s’est obligée a rien du tout en Espagne et ne se trouvera pas qu’elle ait pris un teston, fors les bonnes chères et traitemens… Elle a parlé comme elle devoit en Espagne, et croit que c’est une des choses qui l’a le plus fait estimer du comte-duc. »