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sous le poids de l’exil et du malheur ; elle allait partir, déjà elle avait fait ses adieux à la reine d’Angleterre ; un vaisseau était prêt qui devait la conduire à Dieppe, où un carrosse l’attendait, quand tout à coup, à la fin du mois d’avril, elle reçut la lettre suivante, ni datée ni signée, que nous transcrivons fidèlement[1] : « Il ne faudrait pas vous être ce que je vous suis pour manquer de vous dire que si vous aimez Mme de Chevreuse, vous empêchiez sa perte, qui est indubitable en France, où on la veut pour sa ruine. Ceci n’est pas une opinion ; il n’y a autre remède qu’à suivre cet avis pour garantir Mme de Chevreuse, dont le cardinal a dit affirmativement trop de mal, touchant l’Espagne et M. de Lorraine, pour n’en plus rien dire à l’avenir. Enfin il n’y a que patience pour Mme de Chevreuse à cette heure, ou perdition sûre, et regret éternel pour celui qui écrit. »

De quelque part que vînt ce billet, on peut juger s’il troubla Mme de Chevreuse. Il répondait à tous les instincts de son cœur, et à la connaissance que de longue main elle avait acquise des implacables ressentimens du cardinal. Elle suspendit ou prolongea ses préparatifs de départ, et aussi loyale que prudente, elle montra à Boispille ce qu’elle venait de recevoir, l’autorisant à le communiquer à Richelieu.

Un mois à peine écoulé, elle reçut une autre lettre du même genre, non plus anonyme, mais signée de l’homme au monde qui lui était le plus dévoué, le duc de Lorraine : « Je suis certain du dessein qu’a fait M. le cardinal de Richelieu de vous offrir toutes choses imaginables pour vous obliger de retourner en France, et aussitôt vous faire périr malheureusement. Le marquis de Ville, qui a parlé à lui et à M. de Chavigny, vous en pourra rendre plus savante, comme l’ayant ouï lui-même. Je l’attends à toute heure, et si je croyois pouvoir assez sur votre esprit pour vous divertir de prendre cette résolution, je m’en irois me jeter à vos pieds pour vous faire connaître votre perte absolue, et vous conjurer, par tout ce qui vous peut être au monde de plus cher, d’éviter ce malheur, trop cruel à toute la terre, mais à moi plus insupportable qu’à tout le reste du monde, vous protestant que si ma perte pouvoit procurer votre repos, j’estimerois cette occasion très heureuse qui me la procurerait, et que rien autre chose ne me fait vous servir que votre seule considération, étant pour jamais, madame, votre très affectionné serviteur,

« CHARLES DE LORRAINE. »

« Cirk, le 26 mai 1639[2]. »

Ce nouvel avis porta à son comble l’anxiété de Mme de Chevreuse.

  1. Manuscrits de Colbert, f° 24, et Supplément français.
  2. Ibid., f° 27, et Supplément français.